mercredi 29 mai 2013

Des hommes et des hummers ! Dix réflexions après le meurtre de trois soldats de l’armée libanaise (Art.149)


1. A l’aube du 28 mai, un Hummer venant de Syrie, franchit la frontière du Liban, et se dirige vers un barrage de l’armée libanaise dans la région d’Ersal. A l’arrivée, les occupants de cette voiture abattent trois soldats de sang-froid, et repartent en direction de la Syrie. Comme d’habitude, il existe plusieurs versions de l’événement, selon les organes de propagande qui les diffusent, mais bon, tenons-nous à celle qui est communément admise. 

2. Ce meurtre gratuit est un crime barbare et odieux. Ses auteurs, doivent être trouvés, jugés et condamnés.

3. Tout laisse penser, comme vous le verrez plus loin, que cette attaque contre l’armée libanaise a été commanditée par Bachar el-Assad en personne. Pour l’exécution il avait l’embarras du choix, comme d’habitude. Néanmoins, certains pensent que c’est un acte signé par les rebelles syriens. Une hypothèse qui fait beaucoup sourire. Ces rebelles syriens, qui il y a peu de temps étaient présentés comme de la « racaille désorganisée, un ramassis de sauvageons, de mercenaires et de terroristes », qui a à peine de quoi s’acheter des armes -si l'on tient à croire cette dernière version!- circuleraient aujourd’hui en Hummer, sans plaque d’immatriculation, tranquillement entre la Syrie et le Liban, pour aller mener des opérations militaires à des dizaines de kilomètres de leurs bases ! Lol, ça serait une bonne blague pour le prochain sketch du duo Adel & Abbéss.

4. La tragédie d’hier s’inscrit dans une certaine perspective des événements, qu’il est judicieux de dresser afin de comprendre les motifs de ce triple meurtre. Pas besoin de remonter très loin dans le temps. Ce fut d’abord le déclenchement par l’armée alaouite de Bachar el-Assad et la milice chiite du Hezbollah de la bataille d’Al-Qusayr, la mère de toutes les batailles de Syrie, le dimanche 19 mai. Malgré la puissance de feu des assaillants, 30 obus par minute -qui n’est pas sans rappeler les sinistres performances de l’armée des Assad à Achrafieh, à Zahlé, à Bhamdoun et à Tripoli- les rebelles syriens résistent avec une telle ténacité, qu’on peut dire aujourd’hui, sans trop d’exagération, qu’ils risquent de transformer Al-Qusayr en Stalingrad de l’axe Téhéran-Damas-Dahiyé. Ce qui me pousse davantage à cette comparaison historique, c’est aussi la levée par l’Union européenne de l’embargo sur la livraison d’armes aux rebelles syriens avant-hier, sous condition, tout en maintenant les sanctions contre le régime de Bachar el-Assad. 

Cette décision capitale est intervenue après de laborieuses discussions entre les ministres européens des Affaires étrangères (13 heures !). Elle constitue un message très clair au régime syrien. Le 27 mai 2013 -soit plus de 26 mois après le déclenchement de la révolution syrienne et peut-être 100 000 morts- pourrait donc constituer une tournure importante dans la guerre syrienne et faire pencher la balance en faveur des opposants à la tyrannie des Assad. La propagande des médias syriens et libanais pro-Assad (8 Mars, Hezbollah, Courant patriotique libre, Baas libanais, Mouména3a bala 7oudoud, etc.), ne sait plus quoi inventer pour justifier l’enlisement de la « grande armée syrienne arabe » et de la « noble résistance islamique au Liban » à Al-Qusayr. Les rebelles syriens seraient notamment aidés par les sionistes et par les Djihadistes Sans Frontières. Le correspondant d’Al-Manar affirme que les rebelles syriens sont en possession de matériels israéliens. Celui d’OTV aurait vu les rebelles se battre la nuit en tenant des lampes d’Aladin. Et celui d’Al-Jadeed aurait même aperçu des djinns hantés les rues d’Al-Qusayr dans la journée. Qui l’aurait cru, la mythologie arabe à la rescousse des rebelles syriens. Toujours est-il, nous sommes au 10e jour de la bataille de Stalingrad de la Syrie, les combats font rage, et rien n’a changé à part les chassés-croisés quotidiens à la frontière syro-libanaise, des combattants et des linceuls ! Le Hezbollah est engagé à Al-Qusayr avec au moins 1700 hommes et a déjà perdu plus de 150 de ses combattants en Syrie, dont la moitié la semaine écoulée, morts dans « l’accomplissement de leur devoir djihadiste », comme il a coutume de dire le chef de la milice islamiste chiite libanaise.

5. L’enlisement de la milice chiite et de l’armée alaouite à Al-Qusayr a déclenché rapidement une tornade qui a ravivé les braises de Tripoli. Des combats s’en suivirent, parallèles à ceux d’Al-Qusayr, entre les alaouites pro-Assad et les sunnites anti-Assad, provoquant une trentaine de morts et des centaines de blessés. L’armée libanaise a tenté tant bien que mal wou bellati hiya a7ssan, de ramener le calme dans la capitale du Nord. A peine elle a réussi, et comme si les Libanais n’en n’avaient pas assez de souffrance, voilà que le chef du Hezbollah, sayyed Hassan Nasrallah, apparait le 25 mai à l’occasion de la fête de la Libération, pour leur annoncer plus de « sacrifices humains sur l’autel des mollahs de la République islamique d’Iran. » Et comme si les Libanais n’en n’avaient pas assez d’images de la guerre civile en mémoire, il a fallu que les forces des ténèbres tirent deux Grad de 107 mm sur Beyrouth, le 26 mai. Et deux jours après, ce fut le triple meurtre d’Ersal.

6. Tous ces événements -et ceux à venir, car il y en aura, soyez-en sûr- s’inscrivent dans une même perspective. Ils visent à occuper de plus en plus l’armée libanaise à l’intérieur du pays, pour l’éloigner le plus possible des frontières du Liban, afin que la milice du Hezbollah puisse tésra7 wou témra7 3al el7oud, et qu’elle puisse s’engager à plein régime dans les batailles de Syrie aux côtés de Bachar el-Assad, sans entrave et sans témoin, surtout après l’enlisement dramatique de sa milice dans le bourbier syrien! Le triple meurtre des soldats hier vise tout particulièrement à monter l’armée libanaise contre la population sunnite d’Ersal, qui soutient les opposants syriens, pendant que les miliciens du Hezbollah se rendent librement en Syrie afin « d'accomplir leur devoir djihadiste », à titre préventif, pour soi-disant lutter contre les « combattants djihadistes » de Jabhat al-Nosra. Foutaises ! Et le comble dans ce délire entre djihadistes, c’est quand un Libanais-chrétien-maronite, ancien commandant de l’armée libanaise, comme Michel Aoun, rend « halal » le combat des djihadistes libanais du Hezbollah en Syrie, mais « haram » le combat des djihadistes internationaux de Jabhat al-Nosra dans la même Syrie. Schizophrénie, mon amour ! Enfin, tout cela me fait penser à l’enseignement de l’inspecteur Colombo (si, si, celui de la série !), paix à son âme, qui m’a appris à me poser toujours la question : « à qui profite le crime » ? C’est le meilleur moyen de suivre les traces des assassins. Comme il a raison !

7. Depuis plusieurs mois, le camp « souverainiste » du 14 Mars réclame le déploiement de l’armée libanaise le long de la frontière syro-libanaise. En vain ! Encore hier, alors que le sang de nos soldats n’avait pas encore séché, le 14 Mars a encore une fois réclamé le déploiement de l’armée libanaise pour tenir fermement nos frontières. En vain, toujours. Et encore hier, alors que tout le monde sait que les criminels sont venus de Syrie et sont repartis en Syrie, le gouvernement de Najib Mikati, en place depuis deux ans et demi, et qui englobe toutes les forces politiques du 8 Mars (Hassan Nasrallah, Michel Aoun, Nabih Berri) ainsi que Walid Joumblatt, faisait semblant d'être très (pré)occupé par les élections législatives, au lieu de donner l’ordre à l’armée libanaise de contrôler d’une main de fer les frontières du Liban.

8. Le déploiement de l’armée libanaise le long des frontières s’impose pour divers raisons, dont les principales sont :
- empêcher d’embarquer le Liban et sa population dans le conflit syrien ;
- empêcher les « hordes de miliciens chiites » du Hezbollah de s’engager aux côtés du régime alaouite du dernier tyran des Assad pour réprimer le peuple sunnite syrien (1700 hommes pour Al-Qusayr seulement!) ;
- empêcher « quelques individus sunnites » disparates d’aller combattre en Syrie ;
- contrôler le flux de réfugiés syriens (nous étions déjà à plus d’un million, il y a plusieurs mois ; on doit être à 1,5 millions aujourd’hui ; peut-être 2 millions à la fin de l’année) ;
- éviter les Michel Samaha en puissance : un ancien ministre du 8 Mars, aujourd’hui emprisonné pour préparation d’attentats terroristes au Liban, dont l’assassinat du patriarche Bechara Raï ; il a été pris en flagrant délit avec des dizaines d’engins explosifs ramené de Syrie ; il a avoué que ces attentats ont été commandités par Bachar el-Assad en personne et visaient à créer des troubles confessionnels au Liban afin d’accuser les « extrémistes sunnites libanais » d’en être les auteurs ;
- empêcher des criminels de venir de Syrie ;
- empêcher des criminels de fuir en Syrie.

9. Bon, arrêtons de palabrer et oublions un instant les analyses de propagande à la mords-moi-le-nœud. Tout citoyen, analyste et responsable politique, soucieux et peiné par le triple meurtre des soldats de l’armée libanaise doit se fixer aujourd’hui deux objectifs :
- Que justice soit faite. Pour cela, il faudrait naturellement mener une enquête professionnelle. On peut estimer quand même dès à présent, qu’elle ne serait pas très difficile pour la simple raison que les Hummer ne courent pas les rues, au Liban comme en Syrie, on devrait même savoir exactement combien il y en a et qui les possèdent. Ils ne passent pas inaperçus et ne s’évaporent pas dans la nature. Ils laissent forcément des traces, beaucoup de traces.
- Que le crime ne se répète pas. Quelques soient les possibilités -criminels libanais ou syriens, régime syrien ou rebelles syriens, crime commandité par Bachar elAssad ou par les rebelles syriens- si l’Etat libanais ne partageait pas sa souveraineté avec des milices et des groupes armés, si la sécurité au Liban ne se faisait pas « bel taradé », comme à Tripoli de nos jours, ou « bé tébwiss el lé7é », comme à Beyrouth le 7 mai 2008, si les armes n’étaient pas disséminées sur tout le territoire libanais et si l’armée libanaise contrôlait la frontière syro-libanaise, les criminels auraient peu de chance d’échapper à la justice et ce crime aurait aussi peu de chance de se répéter ! Hélas, ma phrase est conditionnée par quatre « si » aussi insurmontable l’un que l’autre.

10. L’exploitation de la tragédie d’Ersal est regrettable! Le 8 Mars, aussi bien Hassan Nasrallah que Michel Aoun, voudraient se faire passer pour des défenseurs de l’armée libanaise, alors qu’en réalité, tous leurs actes prouvent qu’ils défendent exclusivement la milice du Hezbollah, au dépriment de l’armée libanaise. Le Hezbollah, la dernière milice libanaise qui n’a toujours pas déposé ses armes en violation de l’accord de Taëf et des résolutions du Conseil de sécurité 1559 et 1701, fait tout son possible pour cantonner l'armée libanaise dans un rôle de « police municipale » et s'accaparer le rôle et la place de « l’armée nationale ». Ce n'est pas compliqué, les miliciens du Hezbollah travaillent depuis 1982 pour devenir les « Gardiens de la révolution islamique » au Liban, les Pasdaran du pays du Cèdre. Voilà donc ce qui attend les Libanais, s’ils ne réagissent pas à temps.

L’enjeu aujourd’hui est on ne peut plus simple : déployer l’armée libanaise ou pas le long de la frontière avec la Syrie pour contrôler fermement le passage des hommes et des hummers! Le gouvernement du 8 Mars nous a montré qu’il en était incapable. Le 14 Mars saura-t-il être à la hauteur des attentes du peuple libanais, toutes communautés confondues?

La veille des élections législatives, le peuple libanais doit absolument savoir, où est son intérêt et qui le détermine. Avant de choisir ses représentants, tout Libanais doit donc se poser deux questions toutes simples :
- Qui décide de l’intérêt du peuple libanais, l’Etat du Liban ou l’Etat du Hezbollah?
- Est-ce que l’intérêt du peuple libanais est d’aller combattre à Al-Qusayr ou de déployer l’armée libanaise le long de notre frontière avec la Syrie?