mardi 25 septembre 2018

« Terroriste » pour les uns, « martyr » pour les autres : Moustapha Badreddine et les deux Liban irréconciliables. Tribunal Spécial pour le Liban, trilogie 1/3 (Art.560)


Rue du martyr Moustapha Badreddine dans la banlieue sud de Beyrouth : comment en est-on arrivé là ?



 1  Tribunal Spécial pour le Liban : une trilogie s'impose


Vu l'effervescence populaire en cette journée du 14 mars 2005, il était évident pour tous que nous commencions l'écriture d'un nouveau chapitre de l'histoire du Liban. Le Hezbollah et ses alliés avaient remercié la Syrie des Assad place Riyad el-Solh le 8 mars, nous venons de montrer la porte à la tyrannie des Assad. Et pourtant, personne du million de Libanais présents ce jour-là place des Martyrs, n'avait imaginé le retrait des troupes d'occupation syriennes six semaines plus tard et la condamnation des auteurs libanais de l'attaque terroriste du 14 février 2005 treize ans après leur crime. Enfin, c'est en cours.

Etant donné le caractère exceptionnel du Tribunal Spécial pour le Liban et de mon goût pour les trilogies, cet article sera le premier d'une série de trois que je consacrerai à ce sujet. Il évoquera l'attribution du nom de Moustapha Badreddine à une rue de la localité de Ghobeiri située dans la banlieue sud de Beyrouth. Le second article abordera les passionnantes plaidoiries qui accablent les cinq membres du Hezbollah. Dans le troisième article, nous tenterons de noircir la page blanche du nouveau chapitre de notre histoire, le Liban après le verdict. En parallèle, je serai amené à rédiger au moins une note en sus sur un détail concernant une décision du TSL prise après l'annonce de la mort de Moustapha Badreddine le 13 mai 2016, où le diable s'est caché.


 2  Si Badreddine était cinéphile, il aurait pu s'assurer une fin de vie plus sereine dans sa tombe


Et il serait encore respectable aujourd'hui. Au pire, la plaque à son nom ne susciterait que l'indifférence, pas le dégoût. Deux films auraient pu le sauver du filet du Tribunal Spécial pour le Liban, pour lui assurer une fin de vie plus sereine dans sa tombe et une réputation moins souillée pour l'éternité.

En effet, si dans la matinée du 14 février 2005, celui qui fait partie des premières recrues de la milice chiite libanaise avait décidé de visionner « Le crime était presque parfait », le film d'Alfred Hitchcock (1954), il aurait compris justement qu'aucun meurtre ne peut l'être et qu'il ferait mieux de renoncer à prendre en charge l'organisation de cet attentat terroriste qui a secoué Beyrouth ce jour-là, peu de temps après midi.

Et si dans la soirée du 14 février 2005, celui qui est devenu un haut responsable du Hezbollah avait décidé de visionner « Heat », le film de Michael Mann (1995), il aurait compris que la suite sera chaude pour lui aussi. La scène fait partie des moments d'anthologie du 7e art. C'était la première fois de l'histoire que ces deux monstres sacrés du cinéma se trouvaient face à face dans un film. Après l'avoir écouté parler de sa vie, présentée comme un désastre, Robert De Niro, le bad boy, fixe du regard Al Pacino, le good guy, et lui balance sur un ton sarcastique : « Un gars m'a dit une fois, ne t'attache pas à quoi que ce soit que tu n'es pas prêt à quitter en trente secondes, si tu sens le feu au coin de la rue. »

Alors que le feu couvait encore sous la cendre au milieu de ce qui restait de la chaussée devant le Saint-Georges, peu de temps après minuit, Moustapha Badreddine commet l'erreur fatale d'envoyer un SMS à sa dulcinée : « Si tu savais où j'étais, alors tu serais très attristée ». Il venait non seulement de faire l'aveu de sa culpabilité dans l'assassinat de Rafic Hariri, mais en plus, de mettre Wissam Eid, un officier des services de renseignement des Forces de sécurité interne, cha3bit el-ma3loumett, sur sa piste. C'est à 2h31 du matin précises que la traque des assassins de l'ancien Premier ministre libanais et de 21 autres personnes avaient réellement commencé. Elle conduira rapidement à l'identification d'une cellule terroriste composée de cinq membres du Hezbollah, dirigée par Moustapha Badreddine. Wissam Eid sera assassiné le 25 janvier 2008, dans l'espoir d'arrêter l'enquête criminelle. En vain.

 3  Qui est au juste Moustapha Badreddine, alias Elias Fouad Saab ?


Il est connu sous divers pseudonymes, notamment Sami Issa et Elias Fouad Saab. Son nom et son parcours sont indissociables de ceux d'Imad Moughniyeh. Les deux hommes sont considérés comme de grandes figures du Hezbollah. Ils ont participé à la création de la milice chiite en 1982. Ils ont pris part à la guerre civile interchiite contre le mouvement Amal entre 1988 et 1990. Ils occupaient les plus hautes fonctions sécuritaires au sein du parti-milicien au moment des faits en 2005. Ceux qui sont cousins et beau-frères, étaient alors âgés respectivement de 44 et 43 ans.

On les soupçonne, ensemble ou séparément, d'être impliqués dans les principales actions terroristes du Hezbollah. A ce propos, c'est bel et bien le trio Nasrallah-Badreddine-Moughniyéh, qui a fait des attentats-suicides un mode opératoire courant au Moyen-Orient, alors que les futurs extrémistes sunnites d'al-Qaeda et de Daech jouaient encore aux billes. L'année 1983 fut particulièrement active pour le Hezbollah et sanglante pour le Liban:
. avril : attentat-suicide contre l'ambassade des Etats-Unis à Beyrouth (63 morts);
. octobre : deux attentats-suicides aux QG des marines américains et des parachutistes français à Beyrouth en octobre (305 morts) ;
. décembre : six attaques terroristes simultanées au Koweit, visant l'aéroport, une usine pétrochimique et les ambassades de France et des Etats-Unis (attentat-suicide pour ce dernier ; 6 morts au total).

Arrêté et jugé au Koweit, il sera condamné à mort en 1984. Sa libération faisait partie des revendications constantes formulées lors des enlèvements de ressortissants occidentaux au Liban et certains détournements d'avion dans les années 1980. Il ne retrouvera la liberté qu'au cours du chaos provoqué par l'invasion du pays par Saddam Hussein en 1990.

Autre point commun entre ces deux piliers du Hezbollah, Badreddine et Moughniyéh sont tous les deux morts à Damas, respectivement en 2008 et en 2016. Le Hezb accuse officiellement Israël d'avoir tué le premier et les rebelles syriens d'avoir tué le second (sa mort n'a pas été revendiquée). Il n'empêche que dans les deux cas, la piste israélienne exclusive ou celle du régime syrien seul n'est pas à exclure. Dans le premier cas, la raison est évidente, éliminer des ennemis. Dans ce dernier cas, il pourrait s'agir pour Bachar el-Assad d'une action préventive pour se protéger du TSL en éliminant deux organisateurs-témoins-clés de l'attentat terroriste du 14 février 2005, après avoir cramé un de ses propres fusibles, Ghazi Kenaan, chef des services de renseignements syriens au Liban (1982-2002), soupçonné de faire partie des organisateurs de l'attentat de Beyrouth, éliminé via un suicide douteux commis peu de temps après les faits, le 12 octobre 2005.

 4  Attentat terroriste du 14 février 2005 : de quoi Moustapha Badreddine est-il accusé ?


Moustapha Badreddine, principal suspect du Tribunal Spécial pour le Liban, était le chef de la cellule terroriste qui a organisé l'attentat du 14 février 2005, qui a tué 22 personnes, dont l'ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, et blessé 226 autres personnes. Sous ses ordres, on retrouve Salim Ayyash, le coordinateur de l'attentat, dans le box des accusés du TSL aussi. Comme tout laisse à croire que le référent opérationnel de Badreddine n'était personne d'autre qu'Imad Moughniyéh, il est probable que si ce dernier n'avait pas été tué en 2008, il figurerait dans l'acte d'accusation (2011) et dans le box des accusés également (2014).

Moustapha Badreddine était poursuivi par le TSL pour les cinq chefs d'accusation suivants :
- complot en vue de commettre un acte de terrorisme ;
- perpétration d’un acte de terrorisme au moyen d’un engin explosif ;
- homicide intentionnel de Rafic Hariri avec préméditation au moyen de matières explosives ;
- homicide intentionnel de 21 personnes avec préméditation au moyen de matières explosives ;
- tentative d’homicide intentionnel de 226 personnes avec préméditation au moyen de matières explosives.


 5  Comment a-t-on osé nommer une rue de Beyrouth au nom de quelqu'un dont le casier judiciaire est aussi chargé ?


Difficile d'imaginer une situation plus surréaliste que celle dans laquelle on se trouve actuellement. Au même moment où une haute autorité judiciaire internationale juge les auteurs de l'attentat du 14 février 2005, qui a couté la vie à un ancien Premier ministre libanais et à 21 autres personnes innocentes, les dernières plaidoiries!, une petite autorité nationale municipale, de la localité d'al-Ghobeiri (caza de Baabda), décide d'attribuer une des rues du Grand Beyrouth, au principal accusé dans cette affaire terroriste.

Etant donné la sensibilité du sujet, il est évident que la municipalité chiite a pris sa décision sur une initiative ou après avoir obtenu le feu vert du parti chiite du Hezbollah. Les intérêts du Hezb sont évidents, tenter de sauver la réputation d'un de ses lieutenants, surtout, auprès de ses sympathisants, et défier l'Etat libanais sur ce dossier explosif. Du côté du Hezbollah et de la municipalité, on est dans une certaine cohérence. Le problème c'est de l'autre côté.

La décision municipale date du 17 juin 2017. Comme l'exige la loi, la municipalité de Ghobeiry en a informé le ministère de l'intérieur, le 7 août 2017. Allez savoir pourquoi, le ministère n'a pas jugé utile de réagir. Il ne l'a fait que lorsque la municipalité a décidé d'accrocher la plaque officielle il y a quelques jours, en septembre 2018 svp. Quand on a demandé à Nouhad Machnouk les raisons de la léthargie de ses services, il a cru se sauver par une pirouette : la non-réponse signifiait que la décision municipale n'avait pas été éprouvée. Impeccable sauf que la loi dit exactement l'inverse! Sur le plan légal, la municipalité de Ghobeiri n'a commis aucune erreur de procédure.

Le Hezbollah tente par tous les moyens d'imposer sa loi au Liban, il n'est nullement besoin de s'étaler là-dessus. Il n'empêche qu'aussi puissant qu'il se croit, le parti-milicien n'oserait pas affronter l'Etat libanais que si et seulement si, il est assuré de la faiblesse des représentants de ce dernier, pour ne pas dire de leur complaisance tacite, voire explicite.

Le député du Hezb, Naouwaf el-Moussawi s'est fait photographier récemment, devant un portrait du meurtrier présumé de Rafic Hariri, dans son bureau au sein du Parlement libanais svp, portrait annoté par le surnom « saïf el mouqawamat » (le sabre du Hezbollah), dans l'indifférence générale des autorités parlementaires, judiciaires et policières. Oh, mais dans le passé, ce représentation de la nation a déjà terminé une de ses interventions au Parlement en rendant hommage à Moustapha Badreddine, là aussi, dans l'indifférence générale du chef du Parlement, Nabih Berri, qui trônait au perchoir devant lui et qui a fait la sourde oreille.

Du côté du Premier ministre, fils de Rafic Hariri et pilier du 14-Mars, on est conscient de la gravité de la situation. Après la première séance de plaidoiries de clôture à La Haye il y a deux semaines, Saad Hariri a tenté d'apaiser les esprits et de rassurer tous ses compatriotes, malgré le double litige personnel et national qui l'oppose eu Hezbollah : « Nous avons réclamer la justice... jamais nous avons eu recours à la vengeance (…) Le plus important pour moi, c'est le pays car au final, nous vivons tous ensemble et nous voulons vivre ensemble ». Paroles responsables sauf que pour un parti-milicien hégémonique, qui ne comprend que le langage de la force et ne fonctionne que par domination idéologique, les propos du Premier ministre sont considérés comme un aveu de résignation.

 6  Le blackout du président de la République, Michel Aoun, sur le Tribunal Spécial pour le Liban


Du côté du chef de l'Etat, la situation est nettement plus compliquée. Michel Aoun est également conscient de la gravité de la situation, sauf qu'à la différence de Saad Hariri, l'ancien chef du Courant patriotique libre a signé un « Document d'entente » avec le Hezbollah en 2006, jamais dénoncé à ce jour, même pas par son successeur, Gebrane Bassil. Au contraire, depuis que Michel Aoun a été élu en octobre 2016, il ne rate pas une occasion pour rassurer le Hezbollah et inquiéter ses adversaires, comme il vient tout juste de le faire dans une interview accordée au Figaro et publiée le 23 septembre 2018, aussitôt saluée par le numéro deux du Hezbollah, Naïm Kassem.

« Les pressions internationales sur le Hezbollah ne sont pas récentes. Elles vont crescendo. Certains cherchent à lui régler son compte politique, faute d’avoir réussi à lui régler son compte militaire, parce qu’il a défait Israël en 1993, puis en 1996 et surtout, en 2006. Le Hezbollah représente plus d’un tiers de la population libanaise. Malheureusement, une certaine opinion publique étrangère est déterminée à en faire un ennemi. » Zappons surtout le délire sur la défaite d'Israël en 2006, qui nous a couté 1 500 morts, 5 000 blessés, 750 000 déplacés et une dizaine de milliards de dollars de dégâts et de pertes économiques, soit l'équivalent de 50% de notre PIB de l'époque. Avec 4% côté israélien, la défaite est historique. A croire le président libanais, le Hezbollah n'a que des amis au Liban, qui jure par son nom, ce sont les pays étrangers, arabes et occidentaux pour être précis, qui font de la question du Hezb un problème.

Oh, c'était rien, le pire c'est la suite. « Actuellement, certains lui reprochent son implication dans la guerre contre Daech et al-Nosra en Syrie. Mais les faits sont là : les terroristes jihadistes attaquaient notre territoire, le Hezbollah le défendait. Il ne joue aucun rôle militaire à l’intérieur du Liban et n’intervient pas aux frontières avec Israël. Il est désormais lié à la question du Moyen-Orient et à la résolution du conflit en Syrie ». On croit halluciner!

Michel Aoun s'exprime comme si le Liban n'a pas d'armée, comme s'il n'était pas lui-même dans le passé commandant de cette armée, comme si actuellement il n'est pas commandant en chef de ces forces armées. Non seulement Michel Aoun pérennise par ces déclarations déplacées l'anomalie que constitue le parti-milicien au Liban, en liant son sort au conflit en Syrie et à la question du Moyen-Orient, mais en plus, il délivre à l'intéressé un casier judiciaire vierge : aucun rôle militaire à l'intérieur, du scoutisme depuis 1982! La désastreuse guerre de juillet 2006? Où ai-je la tête, c'était une « victoire divine » bien sûr. L'invasion de Beyrouth et d'une partie du Mont-Liban le 7 mai 2008? Oh, c'est la faute à Fouad Siniora. Et puis faut pas oublier, c'était un « jour glorieux ». Et l'attentat terroriste du 14 février 2005? Et le procès en cours à La Haye? Et les plaidoiries finales du TSL? Et le jugement imminent des cinq membres du Hezbollah? Pas un mot, rien, que dalle, jamais entendu parler.

Ah si, Michel Aoun voit sans doute dans l'attitude exemplaire du Hezbollah une raison de plus pour « intégrer » ses miliciens dans l'armée libanaise. C'est c'là oui mon général, afin de parfaire le phagocytage de l'Etat libanais par la milice chiite. Et après on s'étonne qu'une petite municipalité ose défier l'Etat et son autorité? Encore une preuve de l'erreur d'appréciation commise par les piliers du 14-Mars, Samir Geagea et Saad Hariri, élisant Michel Aoun comme président de la République libanaise, sans aucune contrepartie sérieuse en ce qui concerne son positionnement par rapport au Hezbollah. Affligeant.

 7  « Rue du martyr Moustapha Badreddine » vs. « Place du terroriste Moustapha Badreddine » ? Seuls Hassan Nasrallah et Michel Aoun peuvent faire en sorte qu'il en soit autrement


Michel Aoun, enfin ses services, peut réquisitionner toute la flotte de la MEA pour y installer cinquante délégations de cinquante personnes et les emmener toutes avec lui à New York, son discours devant l'Assemblée générale de l'ONU ne sera pas pris au sérieux tant qu'il représente une république bananière et un pays divisé.

On ne peut pas prétendre construire un Etat et continuer à justifier l'anomalie que constitue la situation du Hezbollah au Liban à chaque fois que l'occasion se présente (comme ce fut le cas dans Le Figaro avant-hier) et fermer les yeux sur ceux qui défient l'autorité de l'Etat avec autant d'insolence que le parti-milicien chiite libanais (comme c'est le cas à Ghobeiri aujourd'hui).

La plaque à la mémoire du « martyr Moustapha Badreddine » est controversée. C'est le moins qu'on puisse dire. Elle doit donc être retirée. Sinon, il faudra renommer le périmètre de l'explosion du 14 février 2005 devant le Saint-Georges, « Place du martyr Rafic Hariri, surnommée Place du terroriste Moustapha Badreddine ». On peut imaginer la suite des événements et les conséquences. Pour les éviter, de deux choses l'une : soit Hassan Nasrallah ordonne ce retrait, soit il revient à Michel Aoun de le faire en personne, en se déplaçant sur les lieux et en veillant personnellement sur son démantèlement. Seuls ces deux hommes ont l'autorité de le faire: le premier en tant que chef du Hezbollah, le second parce que « le Président de la République est le Chef de l’Etat et le symbole de l’unité de la Patrie », comme le précise la Constitution.

Cette plaque de rue est abjecte pour la moitié des Libanais. Elle est infecte pour celles et ceux qui ont perdu quelqu'un au cours de cette période de terreur que le Liban a vécu entre le 1er octobre 2004 et le 27 décembre 2013. Elle est infâme pour les fidèles de Samir Kassir, Georges Haoui, Gebrane Tuéni, Pierre Gemayel, Antoine Ghanem, Wissam Eid, Wissam el-Hassan, Mohammad Chatah et tous les autres martyrs de la Révolution du Cèdre. Elle est ignoble pour les survivants des attentats terroristes, comme Marwan Hamadé, Elias el-Murr, May Chidiac et tous les autres martyrs vivants. Michel Aoun doit prendre acte. Il préside deux Liban irréconciliables et une république qui a l'air bananière de plus en plus.

En conséquence, le président de la République ne peut pas continuer à faire le black-out sur le Tribunal Spécial pour le Liban, et un scandale comme celui-là, et espérer être écouté et pris au sérieux par la communauté internationale. 

mercredi 19 septembre 2018

Michel Aoun, Gebrane Bassil et Chamel Roukoz : de grandes manoeuvres politiques en famille (Art.559)


A peine la circulation sur la route de Baabda était rétablie, en octobre 2016, l'axe est déjà bien encombré deux ans plus tard. C'est l'une des raisons du blocage politique actuel.

Le président de la République libanaise, Michel Aoun, et ses deux gendres, Gebrane Bassil et Chamel Roukoz, deux présidentiables qui y pensent pas uniquement en se rasant le matin 

Dimanche dernier, le jour du Seigneur, l'ex-général, gendre du président-général, député général de la nation, Chamel Roukoz, a choisi de passer la journée dans la montagne, à Zeitoun. Pas pour assister à la messe incognito, ni pour participer à un barbecue amical, encore moins pour faire la cueillette de khébbaïzéh en famille. Il est allé célébrer Aachoura avec la communauté chiite de cette contrée dominée par la communauté maronite.

Dans ce petit village de 550 électeurs perdu au fin fond du Kesrouane, situé entre dans la belle vallée de Nahr Ibrahim-Yahchouch, Chamel Roukouz a longuement parlé de cet événement à double portée historique et religieuse. Voici l'essentiel de ce qu'il a dit en 14 tweets.

إنَّ قيم عاشوراء لا تَنحصر بِالمسلمين فقط ولا بِالشّيعة بِالأخصّ، فإنَّ الثّورة الحسينيّة خالدةً، عابرةً لكلِّ الأديان والطّوائفِ والشّعوب والأعراق، عابرةً لكلِّ الأزمان والأماكن
بلغ عدد أصحاب الحسين في أحداث معركة كربلاء العشرات، يُقابِله عشرات آلاف الجنود ومن خبرتي العسكرية أؤكد لكم انه لا يمكن خوض معركة في هذه الطريقة ولكن من منطلق المَنطِق والإيمان والكرامة والشرف والثبات، فهذهِ هي أسمى ثورات التاريخ
...
نحن بِحاجة اليوم أكثر من أيّ وقت مضى إلى هذا المنطقِ وهذا النّهجِ، نهجُ الثّبات على الموقفِ مع الحقِّ حتّى ولو أدّى هذا الثّبات إلى الموت والتّضحية بالحياة
...
وما أحوَجُنا اليومَ إلى ثوراتٍ كتلك، في لبنان وسوريا والعراق واليمن وفلسطين المحتلة
...
نُواجه اليومَ خطراً عربياً داهماً يتمثّل بِصفقةِ القرن
...
دورُكم أيها العربُ اليومَ قبل فواتِ الأوانِ، أن تتصدّوا لِهذهِ القراراتِ المُجحفةِ بِحقِّ القضيةِ الفلسطينيةِ والأرضِ المقدّسةِ، فإن لم نُطالبُ نحنُ بِأرضِنا، فمَن سيفعل؟

Une révolution husseinienne, au Liban et même, en Syrie, hein? Toujours est-il que ces propos suscitent diverses interprétations. J'en vois trois.

Par ce geste désintéressé et ces paroles sincères, Chamel Roukoz a voulu positiver un événement tragique qui n'en finit pas de diviser les communautés musulmanes, renforcer la cohabitation fraternelle islamo-chrétienne et fédérer tous les Libanais autour de certaines valeurs. C'est l'angle de vue de l'authenticité. Je crois réellement que cette triple volonté était présente dans la tête de Chamel Roukoz. Le problème c'est qu'on y trouvait aussi des arrière-pensées.

Puisqu'il avait fêté Aachoura 2017 à Zeitoun justement, s'il était désintéressé et sincère, Chamel Roukoz aurait dû passer Aachoura 2018 avec la communauté sunnite, afin de renforcer la cohabitation fraternelle islamo-chrétienne au sens large du terme, et ne pas la limiter au volet chiito-maronite uniquement. C'est une triste réalité qui ternit un peu le tableau de l'authenticité.

Mais bon, peut-être que l'Aachoura-sunnite n'intéresse pas cet ancien militaire. Il faut dire qu'elle commémore la libération divine de Moïse et de son peuple des griffes du Pharaon vers 1 400 av. JC. En plus, il faut jeûner avant ou après la commémoration! Ce qui semble plus intéresser Roukoz c'est l'Aachoura-chiite, qui commémore la mort du petit-fils du prophète de l'islam, Mahomet, le dernier des prophètes pour les musulmans, au cours de la bataille qui s'est déroulée à Kerbala en Irak le 10 octobre 680, où 72 fidèles de Hussein ibn Ali ont affronté près de 30 000 hommes de Yazid ibn Mu'awiya, le deuxième calife omeyyade, l'événement qui a officialisé et pérennisé le schisme musulman. Le problème c'est que derrière ce choix, il y a une volonté à peine camouflée d'exploiter l'événement à des fins personnelles.

Chamel Roukoz à l'occasion des célébrations d'Aachoura à Zeitoun au Kesrouane, en septembre 2017 déjà 

Ce qui frappe quand on lit et relit Chamel Roukoz c'est cet excès de zèle qu'il manifeste devant la communauté chiite, sur l'Aachoura, Hussein et la Palestine. Est-ce que c'était vraiment opportun? Beaucoup de Libanais se le demandent. Déjà qu'on murmure ici et là, aux quatre coins du Liban, que le Hezbollah en fait trop pendant l'Aachoura, de plus en plus au fil des années, surtout en ce temps où une juridiction internationale, le Tribunal Spécial pour le Liban, doit rendre son verdict dans l'assassinat du plus important Premier ministre de l'Histoire du Liban, Rafic Hariri, le plus grand dirigeant sunnite de l'Histoire de la communauté sunnite libanaise, par cinq membres de confession chiite appartenant au Hezb, élevés par Hassan Nasrallah lui-même au rang de « saints ». Etait-il nécessaire dans ce contexte explosif qu'un chrétien maronite y vienne pour mettre son grain de sel et donner un coup de main au parti-milicien chiite pour transformer Aachoura, un événement historique censé être religieux, en une démonstration essentiellement politique et d'actualité? Non évidemment, à moins que l'homme en question n'ait des visées politiciennes à peine voilées. Et c'est le cas, hélas.

Chamel Roukoz voudrait court-circuiter son rival, le gendre-prodige, le multi-pluri-totipotent Gebrane Bassil, l'homme qui se croit capable comme les cellules souches, de se transformer en n'importe quel ministre de la République libanaise. Dans la ligne de mire de Roukoz à court-terme, tant qu'Aoun est président, le ministère de la Défense. A long-terme, le gendre-général vise à augmenter ses chances de succéder à Michel Aoun, comme président de la République, à terme en 2022 ou lors d'élections présidentielles anticipées.

Voici le tweet le plus énigmatique de cet ex-général de l'armée libanaise, aujourd'hui député de la nation libanaise et un des principaux prétendants à la présidence de la République libanaise, qui soulève à lui seul trois questions. Qui sont ces "ennemis" d'aujourd'hui qui, plus de 1 000 ans après la mort de Hussein, sont tombés? Qui sont ces "vainqueurs" qui les ont fait tomber? De quelle "victoire éternelle" il parle? Aussi déconcertant que préoccupant.

Dans les deux cas, il est clair que Chamel Roukoz voudrait se démarquer de Gebrane Bassil pour booster sa propre carrière politique, afin de ne pas passer le reste de sa retraite dans l'ombre du chef du Courant patriotique libre. S'ils sont dans la même tranchée pour l'essentiel, la rivalité entre les deux hommes n'est qu'un secret de Polichinelle. Ce n'est pas par hasard si l'ex-militaire ne fait toujours pas partie officiellement du CPL. Cette rivalité s'est manifestée au grand jour au cours des dernières élections législatives. N'ayant pas réussi à obtenir un bon score au Kesrouane (quatrième sur cinq sièges!), Roukoz tente de mettre à profit les relations conflictuelles de son rival avec la communauté chiite.

Bassil est initiateur du rapprochement électoral avec le camp Hariri, Premier ministre sortant et leader de la communauté sunnite, qui a amené ce dernier à appeler explicitement à voter pour « son ami » dans le caza de Batroun.  Il a osé critiquer dans le passé les deux leaders chiites, Hassan Nasrallah et Nabih Berri, et les choix milicien et politique des deux partis chiites, le Hezbollah et le mouvement Amal. Ce n'est absolument pas le cas de Chamel Roukoz, qui tente de faire le contraire et ne rate pas une occasion pour bien se faire voir par la communauté chiite, comme le montre le pèlerinage annuel de Zeitoun ou le témoignage de respect à l'égard du président du Parlement, après la bourde de Bassil sur baltajét Berri.

Tout cela nous conduit vers une question fondamentale : que veut au juste le « pater familias » Michel Aoun, président de la République, et comment envisage-t-il le reste de son mandat ?

Dans un premier temps, il faut parer à l'urgence. Michel Aoun voudrait qu'un gouvernement voit le jour rapidement. Pas à n'importe quel prix cela va sans dire. Or actuellement, il est dans une situation peu enviable. Il doit se contenter d'un gouvernement expédiant les affaires courantes pour le cinquième mois. Il a tenté de fixer une date butoir au Premier ministre désigné, Saad Hariri, mais s'est vite rétracté.

Le blocage dans la formation d'un nouveau gouvernement au Liban s'explique principalement par trois éléments.

. Primo, le désaccord profond sur le partage du fromage par les « fromagistes » de l'échiquier politique libanais, comme disait l'ancien et dernier président bâtisseur de la République libanaise, le général Fouad Chehab, toutes tendances politiques confondues. La taille da la part de chacun, mais aussi la nature du fromage, posent problème. Par exemple, le CPL voudrait à tout prix garder le ministère de l'Energie et de l'Eau. De ce fait, je propose qu'on rajoute désormais au logo officiel une précision fort utile pour bien éclairer les Libanais, à défaut de leur fournir le courant électrique 24h/24 : « In our hands since 2008 ».

. Secundo, les conséquences particulièrement gênantes du verdict du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) concernant l'attentat terroriste du 14 février 2005 où le Hezbollah se trouve de facto, quoiqu'en disent et fassent désespérément ses partisans, sur le banc des accusés, et des coupables en conséquence. Impossible d'avancer sans trouver une sortie de secours pour et avec le parti-milicien chiite, afin qu'il soit fréquentable sur le plan politique et intégrable dans un gouvernement présidé de surcroit par le fils de l'ex-Premier ministre assassiné, Saad Rafic Hariri. Pour cela, on pourrait être tenté par une solution à la libanaise, à travers une honorable amnésie, à défaut d'une honteuse amnistie.

. Tertio, l'issue de la longue bataille d'Idlib qui doit clore un chapitre important de la guerre en Syrie. Le camp pro-syrien et pro-hezb au Liban, qui comprend le Courant patriotique libre, voudrait tirer profit de la victoire définitive de Bachar el-Assad dans ce premier round du conflit syrien, pour tenter d'obtenir une plus grande part de fromage.

Ainsi, les tiraillements sont clairs. L'ex-camp du 14-Mars veut profiter du verdict du TSL pour dégonfler le Hezbollah au maximum, tandis que l'ex-camp du 8-Mars souhaite profiter de la victoire du régime syrien pour gonfler le Hezbollah à bloc. La solution là aussi pourrait être à la libanaise. Elle passerait par l'hérésie de « la ghalib wou la maghloub », pas de vainqueurs ni de vaincus, qui serait agrémentée par des proses hypnotisantes sur la cohabitation, la réconciliation et l'union nationales. On allécherait les plus récalcitrants par les 400 milliards de dollars de perspective pour la reconstruction de la Syrie et le retour des deux millions de déplacés syriens réfugiés au Liban dans leur pays.

Mais il n'y a pas que cela qui préoccupe le président de la République et qui bloque la formation du nouveau gouvernement. Michel Aoun pense déjà à son successeur. Cela fait près de deux ans qu'il est au pouvoir. Il lui reste quatre. A 83 ans, il pourra ne pas les terminer pour diverses raisons. Longue vie au « père de tous », sauf qu'un bon dirigeant est censé tout prévoir, même que la nation devrait se passer de lui un jour. Le prochain gouvernement pourrait être amené à exercer les prérogatives présidentielles en cas de vacance du pouvoir, à la fin de son mandat, mais aussi en cas de maladie grave ou de décès de Michel Aoun. Il y a trois noms qui trottent dans la tête du locataire de Baabda : d'une part, ceux avec qui il est lié par un lien familial, Chamel Roukoz et Gebrane Bassil, et d'autre part, celui avec qui il a établi un accord politique, Samir Geagea.

A ce propos, le deal politique conclu entre Aoun, Bassil et Geagea, avait un volet secret manuscrit sur le partage des pouvoirs ministériel et administratif entre les deux partis chrétiens, le Courant patriotique libre (CPL) et les Forces libanaises (FL). L'accord comprenait surement un volet secret oral, voire tacite, sur le partage du pouvoir présidentiel également : Michel Aoun d'abord, Samir Geagea ensuite. Un ordre d'arrivée dicté par les circonstances politiques et l'âge des prétendants. Un vœu pieux sachant que les promesses n'engagent que ceux qui les croient. Avec le recul, il est de plus en plus clair que Michel Aoun a fait d'autres calculs. En donnant quelques ministères aux FL dans le premier gouvernement de son mandat et quelques miettes au niveau des nominations administratives, le général considère qu'il a soldé ses comptes avec le hakim. En tout cas, soyez-en sûr, c'est comme ça que Bassil voit les choses. C'est ce qui explique cette hargne depuis les élections législatives. Aoun et Bassil savaient que le scrutin de mai 2018 allaient remettre les compteurs à zéro et les affranchir d'un accord encombrant et stérile, par rapport à leur ancienne coalition avec le Hezbollah et leur nouvelle alliance avec le Futur. Depuis, ils se répartissent les rôles. Bassil joue au turbulent qui aimerait rapetisser les parts de Geagea et de Joumblatt, Geagea fait bonne figure sans céder sur la juste représentation des FL comme l'impose le score électoral de son parti et Aoun assure le rôle du conciliateur entre les uns et les autres.

Toujours est-il que cette mascarade n'a que trop duré. Il faut être sacrément naïf en politique pour croire que Gebrane Bassil a la capacité de bloquer la formation du gouvernement de Saad Hariri sans le feu vert de son beau-père à qui il doit tout sur le plan politique. On voudrait faire croire que Bassil cherche à limiter les parts des FL et du PSP, mais Aoun y est farouchement opposé. Ça, c'est pour la mythologie. En réalité, le blocage est « général », dans tous les sens du terme, toutes les parties, Michel Aoun compris. Le président de la République s'est fixé comme objectif principal, d'obtenir la part du lion, plus d'un tiers des ministres. Pour y parvenir, il voudrait mettre en œuvre cette hérésie contemporaine qui ne trouve aucun justification ni dans le Pacte national ni dans la Constitution ni dans la logique politique, qui consiste à attribuer une part du fromage gouvernemental au président de la République. Ah, s'il se contentait que de cela! Il voudrait donner à son ex-parti, le CPL, une double part, afin de parvenir en cumulant ses propres ministres et les ministres du CPL, à franchir le cap des 10 ministres, sur 30, afin de pouvoir bloquer n'importe quelle décision du Conseil des ministres qui ne lui convient pas. Pleinement conscient de cette contrainte, Saad Hariri y oppose une fin de non recevoir.

Il a fallu l'arrivée du mois de septembre enfin, pour en finir avec la langue de bois et les surenchères grotesques autour de l'accord mort-né conclu en janvier 2016 entre les deux frères ennemis. Résumé de la revue de presse des derniers jours : Geagea presse Aoun de sauver son mandat, pendant qu'Aoun laisse entendre que Geagea combat son mandat. Ce qui se passe en réalité, c'est que Michel Aoun et Gebrane Bassil avaient adopté dès le départ la stratégie du « good cop, bad cop ». Leurs actions étaient cordonnées, cela va sans dire.

Il est évident qu'à long terme, Michel Aoun voudrait faire parvenir ses gendres à la magistrature suprême. Mais contrairement à ce que beaucoup pensent, c'est Roukoz d'abord, Bassil ensuite. Voilà pourquoi le président de la République n'a pas hésité à se mouiller dans la bataille législative au Kesrouane et taper sur la table pour faire taire les voix dissonantes des partisans de Bassil qui protestaient contre le choix de Roukoz, faire figurer des hommes d'affaires sur la liste du CPL, au détriment des membres du parti : « ana chamel wou chamel ana », le débat est clos. Un ordre d'arrivée dicté là aussi ironiquement, par les circonstances politiques et l'âge des prétendants. On n'en a certainement pas fini avec la République des généraux. Déjà quatre sur treize. Pendant que Bassil est concentré à doubler Geagea, Roukoz est en train de doubler tout le monde, Bassil en tête. Dans tous les cas de figure, qu'importe qui de Bassil ou de Roukoz voudra passer en premier, cela prouve que leur beau-père Michel Aoun, président de la République, ne peut toujours pas être dissocié du Courant patriotique libre, comment on ne peut dissocier Saad Hariri du Futur et Nabih Berri d'Amal. Par conséquent, sa part du fromage gouvernemental doit être confondue avec celle du CPL, elle ne pourra en aucun cas représenter le tiers de blocage. Le Premier ministre désigné ne doit pas céder sur ce point, qui n'est rien d'autre qu'un caprice politique injustifié.