mercredi 19 septembre 2018

Michel Aoun, Gebrane Bassil et Chamel Roukoz : de grandes manoeuvres politiques en famille (Art.559)


A peine la circulation sur la route de Baabda était rétablie, en octobre 2016, l'axe est déjà bien encombré deux ans plus tard. C'est l'une des raisons du blocage politique actuel.

Le président de la République libanaise, Michel Aoun, et ses deux gendres, Gebrane Bassil et Chamel Roukoz, deux présidentiables qui y pensent pas uniquement en se rasant le matin 

Dimanche dernier, le jour du Seigneur, l'ex-général, gendre du président-général, député général de la nation, Chamel Roukoz, a choisi de passer la journée dans la montagne, à Zeitoun. Pas pour assister à la messe incognito, ni pour participer à un barbecue amical, encore moins pour faire la cueillette de khébbaïzéh en famille. Il est allé célébrer Aachoura avec la communauté chiite de cette contrée dominée par la communauté maronite.

Dans ce petit village de 550 électeurs perdu au fin fond du Kesrouane, situé entre dans la belle vallée de Nahr Ibrahim-Yahchouch, Chamel Roukouz a longuement parlé de cet événement à double portée historique et religieuse. Voici l'essentiel de ce qu'il a dit en 14 tweets.

إنَّ قيم عاشوراء لا تَنحصر بِالمسلمين فقط ولا بِالشّيعة بِالأخصّ، فإنَّ الثّورة الحسينيّة خالدةً، عابرةً لكلِّ الأديان والطّوائفِ والشّعوب والأعراق، عابرةً لكلِّ الأزمان والأماكن
بلغ عدد أصحاب الحسين في أحداث معركة كربلاء العشرات، يُقابِله عشرات آلاف الجنود ومن خبرتي العسكرية أؤكد لكم انه لا يمكن خوض معركة في هذه الطريقة ولكن من منطلق المَنطِق والإيمان والكرامة والشرف والثبات، فهذهِ هي أسمى ثورات التاريخ
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نحن بِحاجة اليوم أكثر من أيّ وقت مضى إلى هذا المنطقِ وهذا النّهجِ، نهجُ الثّبات على الموقفِ مع الحقِّ حتّى ولو أدّى هذا الثّبات إلى الموت والتّضحية بالحياة
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وما أحوَجُنا اليومَ إلى ثوراتٍ كتلك، في لبنان وسوريا والعراق واليمن وفلسطين المحتلة
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نُواجه اليومَ خطراً عربياً داهماً يتمثّل بِصفقةِ القرن
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دورُكم أيها العربُ اليومَ قبل فواتِ الأوانِ، أن تتصدّوا لِهذهِ القراراتِ المُجحفةِ بِحقِّ القضيةِ الفلسطينيةِ والأرضِ المقدّسةِ، فإن لم نُطالبُ نحنُ بِأرضِنا، فمَن سيفعل؟

Une révolution husseinienne, au Liban et même, en Syrie, hein? Toujours est-il que ces propos suscitent diverses interprétations. J'en vois trois.

Par ce geste désintéressé et ces paroles sincères, Chamel Roukoz a voulu positiver un événement tragique qui n'en finit pas de diviser les communautés musulmanes, renforcer la cohabitation fraternelle islamo-chrétienne et fédérer tous les Libanais autour de certaines valeurs. C'est l'angle de vue de l'authenticité. Je crois réellement que cette triple volonté était présente dans la tête de Chamel Roukoz. Le problème c'est qu'on y trouvait aussi des arrière-pensées.

Puisqu'il avait fêté Aachoura 2017 à Zeitoun justement, s'il était désintéressé et sincère, Chamel Roukoz aurait dû passer Aachoura 2018 avec la communauté sunnite, afin de renforcer la cohabitation fraternelle islamo-chrétienne au sens large du terme, et ne pas la limiter au volet chiito-maronite uniquement. C'est une triste réalité qui ternit un peu le tableau de l'authenticité.

Mais bon, peut-être que l'Aachoura-sunnite n'intéresse pas cet ancien militaire. Il faut dire qu'elle commémore la libération divine de Moïse et de son peuple des griffes du Pharaon vers 1 400 av. JC. En plus, il faut jeûner avant ou après la commémoration! Ce qui semble plus intéresser Roukoz c'est l'Aachoura-chiite, qui commémore la mort du petit-fils du prophète de l'islam, Mahomet, le dernier des prophètes pour les musulmans, au cours de la bataille qui s'est déroulée à Kerbala en Irak le 10 octobre 680, où 72 fidèles de Hussein ibn Ali ont affronté près de 30 000 hommes de Yazid ibn Mu'awiya, le deuxième calife omeyyade, l'événement qui a officialisé et pérennisé le schisme musulman. Le problème c'est que derrière ce choix, il y a une volonté à peine camouflée d'exploiter l'événement à des fins personnelles.

Chamel Roukoz à l'occasion des célébrations d'Aachoura à Zeitoun au Kesrouane, en septembre 2017 déjà 

Ce qui frappe quand on lit et relit Chamel Roukoz c'est cet excès de zèle qu'il manifeste devant la communauté chiite, sur l'Aachoura, Hussein et la Palestine. Est-ce que c'était vraiment opportun? Beaucoup de Libanais se le demandent. Déjà qu'on murmure ici et là, aux quatre coins du Liban, que le Hezbollah en fait trop pendant l'Aachoura, de plus en plus au fil des années, surtout en ce temps où une juridiction internationale, le Tribunal Spécial pour le Liban, doit rendre son verdict dans l'assassinat du plus important Premier ministre de l'Histoire du Liban, Rafic Hariri, le plus grand dirigeant sunnite de l'Histoire de la communauté sunnite libanaise, par cinq membres de confession chiite appartenant au Hezb, élevés par Hassan Nasrallah lui-même au rang de « saints ». Etait-il nécessaire dans ce contexte explosif qu'un chrétien maronite y vienne pour mettre son grain de sel et donner un coup de main au parti-milicien chiite pour transformer Aachoura, un événement historique censé être religieux, en une démonstration essentiellement politique et d'actualité? Non évidemment, à moins que l'homme en question n'ait des visées politiciennes à peine voilées. Et c'est le cas, hélas.

Chamel Roukoz voudrait court-circuiter son rival, le gendre-prodige, le multi-pluri-totipotent Gebrane Bassil, l'homme qui se croit capable comme les cellules souches, de se transformer en n'importe quel ministre de la République libanaise. Dans la ligne de mire de Roukoz à court-terme, tant qu'Aoun est président, le ministère de la Défense. A long-terme, le gendre-général vise à augmenter ses chances de succéder à Michel Aoun, comme président de la République, à terme en 2022 ou lors d'élections présidentielles anticipées.

Voici le tweet le plus énigmatique de cet ex-général de l'armée libanaise, aujourd'hui député de la nation libanaise et un des principaux prétendants à la présidence de la République libanaise, qui soulève à lui seul trois questions. Qui sont ces "ennemis" d'aujourd'hui qui, plus de 1 000 ans après la mort de Hussein, sont tombés? Qui sont ces "vainqueurs" qui les ont fait tomber? De quelle "victoire éternelle" il parle? Aussi déconcertant que préoccupant.

Dans les deux cas, il est clair que Chamel Roukoz voudrait se démarquer de Gebrane Bassil pour booster sa propre carrière politique, afin de ne pas passer le reste de sa retraite dans l'ombre du chef du Courant patriotique libre. S'ils sont dans la même tranchée pour l'essentiel, la rivalité entre les deux hommes n'est qu'un secret de Polichinelle. Ce n'est pas par hasard si l'ex-militaire ne fait toujours pas partie officiellement du CPL. Cette rivalité s'est manifestée au grand jour au cours des dernières élections législatives. N'ayant pas réussi à obtenir un bon score au Kesrouane (quatrième sur cinq sièges!), Roukoz tente de mettre à profit les relations conflictuelles de son rival avec la communauté chiite.

Bassil est initiateur du rapprochement électoral avec le camp Hariri, Premier ministre sortant et leader de la communauté sunnite, qui a amené ce dernier à appeler explicitement à voter pour « son ami » dans le caza de Batroun.  Il a osé critiquer dans le passé les deux leaders chiites, Hassan Nasrallah et Nabih Berri, et les choix milicien et politique des deux partis chiites, le Hezbollah et le mouvement Amal. Ce n'est absolument pas le cas de Chamel Roukoz, qui tente de faire le contraire et ne rate pas une occasion pour bien se faire voir par la communauté chiite, comme le montre le pèlerinage annuel de Zeitoun ou le témoignage de respect à l'égard du président du Parlement, après la bourde de Bassil sur baltajét Berri.

Tout cela nous conduit vers une question fondamentale : que veut au juste le « pater familias » Michel Aoun, président de la République, et comment envisage-t-il le reste de son mandat ?

Dans un premier temps, il faut parer à l'urgence. Michel Aoun voudrait qu'un gouvernement voit le jour rapidement. Pas à n'importe quel prix cela va sans dire. Or actuellement, il est dans une situation peu enviable. Il doit se contenter d'un gouvernement expédiant les affaires courantes pour le cinquième mois. Il a tenté de fixer une date butoir au Premier ministre désigné, Saad Hariri, mais s'est vite rétracté.

Le blocage dans la formation d'un nouveau gouvernement au Liban s'explique principalement par trois éléments.

. Primo, le désaccord profond sur le partage du fromage par les « fromagistes » de l'échiquier politique libanais, comme disait l'ancien et dernier président bâtisseur de la République libanaise, le général Fouad Chehab, toutes tendances politiques confondues. La taille da la part de chacun, mais aussi la nature du fromage, posent problème. Par exemple, le CPL voudrait à tout prix garder le ministère de l'Energie et de l'Eau. De ce fait, je propose qu'on rajoute désormais au logo officiel une précision fort utile pour bien éclairer les Libanais, à défaut de leur fournir le courant électrique 24h/24 : « In our hands since 2008 ».

. Secundo, les conséquences particulièrement gênantes du verdict du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) concernant l'attentat terroriste du 14 février 2005 où le Hezbollah se trouve de facto, quoiqu'en disent et fassent désespérément ses partisans, sur le banc des accusés, et des coupables en conséquence. Impossible d'avancer sans trouver une sortie de secours pour et avec le parti-milicien chiite, afin qu'il soit fréquentable sur le plan politique et intégrable dans un gouvernement présidé de surcroit par le fils de l'ex-Premier ministre assassiné, Saad Rafic Hariri. Pour cela, on pourrait être tenté par une solution à la libanaise, à travers une honorable amnésie, à défaut d'une honteuse amnistie.

. Tertio, l'issue de la longue bataille d'Idlib qui doit clore un chapitre important de la guerre en Syrie. Le camp pro-syrien et pro-hezb au Liban, qui comprend le Courant patriotique libre, voudrait tirer profit de la victoire définitive de Bachar el-Assad dans ce premier round du conflit syrien, pour tenter d'obtenir une plus grande part de fromage.

Ainsi, les tiraillements sont clairs. L'ex-camp du 14-Mars veut profiter du verdict du TSL pour dégonfler le Hezbollah au maximum, tandis que l'ex-camp du 8-Mars souhaite profiter de la victoire du régime syrien pour gonfler le Hezbollah à bloc. La solution là aussi pourrait être à la libanaise. Elle passerait par l'hérésie de « la ghalib wou la maghloub », pas de vainqueurs ni de vaincus, qui serait agrémentée par des proses hypnotisantes sur la cohabitation, la réconciliation et l'union nationales. On allécherait les plus récalcitrants par les 400 milliards de dollars de perspective pour la reconstruction de la Syrie et le retour des deux millions de déplacés syriens réfugiés au Liban dans leur pays.

Mais il n'y a pas que cela qui préoccupe le président de la République et qui bloque la formation du nouveau gouvernement. Michel Aoun pense déjà à son successeur. Cela fait près de deux ans qu'il est au pouvoir. Il lui reste quatre. A 83 ans, il pourra ne pas les terminer pour diverses raisons. Longue vie au « père de tous », sauf qu'un bon dirigeant est censé tout prévoir, même que la nation devrait se passer de lui un jour. Le prochain gouvernement pourrait être amené à exercer les prérogatives présidentielles en cas de vacance du pouvoir, à la fin de son mandat, mais aussi en cas de maladie grave ou de décès de Michel Aoun. Il y a trois noms qui trottent dans la tête du locataire de Baabda : d'une part, ceux avec qui il est lié par un lien familial, Chamel Roukoz et Gebrane Bassil, et d'autre part, celui avec qui il a établi un accord politique, Samir Geagea.

A ce propos, le deal politique conclu entre Aoun, Bassil et Geagea, avait un volet secret manuscrit sur le partage des pouvoirs ministériel et administratif entre les deux partis chrétiens, le Courant patriotique libre (CPL) et les Forces libanaises (FL). L'accord comprenait surement un volet secret oral, voire tacite, sur le partage du pouvoir présidentiel également : Michel Aoun d'abord, Samir Geagea ensuite. Un ordre d'arrivée dicté par les circonstances politiques et l'âge des prétendants. Un vœu pieux sachant que les promesses n'engagent que ceux qui les croient. Avec le recul, il est de plus en plus clair que Michel Aoun a fait d'autres calculs. En donnant quelques ministères aux FL dans le premier gouvernement de son mandat et quelques miettes au niveau des nominations administratives, le général considère qu'il a soldé ses comptes avec le hakim. En tout cas, soyez-en sûr, c'est comme ça que Bassil voit les choses. C'est ce qui explique cette hargne depuis les élections législatives. Aoun et Bassil savaient que le scrutin de mai 2018 allaient remettre les compteurs à zéro et les affranchir d'un accord encombrant et stérile, par rapport à leur ancienne coalition avec le Hezbollah et leur nouvelle alliance avec le Futur. Depuis, ils se répartissent les rôles. Bassil joue au turbulent qui aimerait rapetisser les parts de Geagea et de Joumblatt, Geagea fait bonne figure sans céder sur la juste représentation des FL comme l'impose le score électoral de son parti et Aoun assure le rôle du conciliateur entre les uns et les autres.

Toujours est-il que cette mascarade n'a que trop duré. Il faut être sacrément naïf en politique pour croire que Gebrane Bassil a la capacité de bloquer la formation du gouvernement de Saad Hariri sans le feu vert de son beau-père à qui il doit tout sur le plan politique. On voudrait faire croire que Bassil cherche à limiter les parts des FL et du PSP, mais Aoun y est farouchement opposé. Ça, c'est pour la mythologie. En réalité, le blocage est « général », dans tous les sens du terme, toutes les parties, Michel Aoun compris. Le président de la République s'est fixé comme objectif principal, d'obtenir la part du lion, plus d'un tiers des ministres. Pour y parvenir, il voudrait mettre en œuvre cette hérésie contemporaine qui ne trouve aucun justification ni dans le Pacte national ni dans la Constitution ni dans la logique politique, qui consiste à attribuer une part du fromage gouvernemental au président de la République. Ah, s'il se contentait que de cela! Il voudrait donner à son ex-parti, le CPL, une double part, afin de parvenir en cumulant ses propres ministres et les ministres du CPL, à franchir le cap des 10 ministres, sur 30, afin de pouvoir bloquer n'importe quelle décision du Conseil des ministres qui ne lui convient pas. Pleinement conscient de cette contrainte, Saad Hariri y oppose une fin de non recevoir.

Il a fallu l'arrivée du mois de septembre enfin, pour en finir avec la langue de bois et les surenchères grotesques autour de l'accord mort-né conclu en janvier 2016 entre les deux frères ennemis. Résumé de la revue de presse des derniers jours : Geagea presse Aoun de sauver son mandat, pendant qu'Aoun laisse entendre que Geagea combat son mandat. Ce qui se passe en réalité, c'est que Michel Aoun et Gebrane Bassil avaient adopté dès le départ la stratégie du « good cop, bad cop ». Leurs actions étaient cordonnées, cela va sans dire.

Il est évident qu'à long terme, Michel Aoun voudrait faire parvenir ses gendres à la magistrature suprême. Mais contrairement à ce que beaucoup pensent, c'est Roukoz d'abord, Bassil ensuite. Voilà pourquoi le président de la République n'a pas hésité à se mouiller dans la bataille législative au Kesrouane et taper sur la table pour faire taire les voix dissonantes des partisans de Bassil qui protestaient contre le choix de Roukoz, faire figurer des hommes d'affaires sur la liste du CPL, au détriment des membres du parti : « ana chamel wou chamel ana », le débat est clos. Un ordre d'arrivée dicté là aussi ironiquement, par les circonstances politiques et l'âge des prétendants. On n'en a certainement pas fini avec la République des généraux. Déjà quatre sur treize. Pendant que Bassil est concentré à doubler Geagea, Roukoz est en train de doubler tout le monde, Bassil en tête. Dans tous les cas de figure, qu'importe qui de Bassil ou de Roukoz voudra passer en premier, cela prouve que leur beau-père Michel Aoun, président de la République, ne peut toujours pas être dissocié du Courant patriotique libre, comment on ne peut dissocier Saad Hariri du Futur et Nabih Berri d'Amal. Par conséquent, sa part du fromage gouvernemental doit être confondue avec celle du CPL, elle ne pourra en aucun cas représenter le tiers de blocage. Le Premier ministre désigné ne doit pas céder sur ce point, qui n'est rien d'autre qu'un caprice politique injustifié.