mercredi 25 avril 2018

Kesrouane et Jbeil méritent-t-ils Chamel Roukoz ? Et surtout, vice versa ! (Art.522)


On dit que le diable se cache dans les détails. Ils ne croient pas si bien dire. L'affaire Juan Hobeiche nous en apporte la preuve et nous conduit vers une épreuve électorale majeure dans ce qui sera sans doute une autre mère de toutes les batailles législatives. 



 1  Le président de la Fédération des municipalités du Kesrouane remet la clé de la région à Hassan Nasrallah


Le jour de Seigneur, dimanche. Ah non, c'était plutôt samedi. Pour l'histoire ça aurait été mieux. Weekend dernier. Nous sommes dans le Kesrouane. Le chef de la Fédération des municipalités du caza et président du conseil municipal de Jounieh, remet à travers le candidat chiite du Hezbollah aux élections législatives dans la circonscription de Kesrouane-Jbeil, la clé de la région, à Hassan Nasrallah. Bien que symbolique, le geste a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux. Donner la clé d'une région maronite à un homme politico-religieux chiite, a de quoi indigner beaucoup de monde.

Le dossier est accablant pour Juan Hobeiche. Sur la vidéo, on le voit bien remettant le boitier à Hussein Zéïater. Sur les images qui circulent, on peut lire son nom ainsi que celui de l'organisme qu'il représente. En plus, il est réputé être « aouniste » et proche de Chamel Roukoz en particulier, le candidat du Courant patriotique libre, le parti qui a signé un document d'entente avec le Hezbollah un 6 février 2006. Accusé de « dhimitude », Juan Hobeiche dénonce aussitôt une machination.


 2  Si, Juan Hobeiche a probablement été piégé par le Hezbollah, et c'est même ce dernier qui aurait fabriqué la clé du Kesrouane


Et pourtant, trois éléments sèment le doute, un à charge, deux à décharge.

. Primo, le lieu où se déroule la cérémonie, le village de Maaïsra, une commune du Kesrouane limitrophe du caza de Jbeil, où réside depuis longtemps une communauté chiite, fidèle dans sa majorité au Hezb, comme la majorité de ses coreligionnaires libanais, bien intégrée dans la région maronite, et bien déterminée à préserver son héritage culturel, cultuel et communautaire, comme le montre la vidéo ci-jointe.

. Secundo, sur la vidéo de la remise du Prix qui circule, on s'aperçoit qu'au moment précis où Juan Hobeiche remet la clé à Hussein Zéaïter, un homme traverse la scène en background, et tout d'un coup, change de direction, se précipite sur le micro, bafouille et improvise une annonce: cheikh Juan Hobeiche, remet à cheikh Hassan Nasrallah, via cheikh Hussein Zéaïter, blablabla. Vive les machéyikh ! Cette mise en scène semble imprévue. Hobeiche dit qu'on lui a demandé de remettre un « bouclier » et non une « clé », notez l'importance de la nuance, reprise par son ami Chamel Roukoz d'ailleurs. Mais il est plausible qu'on lui ait demandé une chose, et qu'on ait fait autre chose. Dans tous les cas, Hobeiche ne réagit pas sur place, et finit par sourire à son interlocuteur chiite, comme un signe d'acquiescement. Son communiqué n'a été publié que 24 heures après le tollé provoqué sur les réseaux sociaux.

. Tertio, la fonte, la police pardi. Regarder bien la phrase « Cheikh Juan Hobeiche, président de la Fédération des municipalité du Kesrouane, s'honore... », cette fonte n'est typiquement ni arabe, ni libanaise, ni chrétienne ou ni kesrouanaise. L'autocollant comme le boitier tout entier ont été probablement fabriqués dans une officine graphique de la banlieue-sud de Beyrouth, fief du Hezbollah.

 3  Chamel Roukoz vole au secours de son ami Juan Hobeiche 


Juan Hobeiche était pressenti pour être candidat aux législatives de 2018 sur la liste de Chamel Roukoz. Ce dernier avait même oeuvré à l'élection du premier à la tête de la Fédération au printemps 2016, contrairement à ce que voulait Gebrane Bassil. Mais le deal ne s'est pas fait, l'offre était écrasée par une forte demande, le gâteau parlementaire suscitant beaucoup de vocations et de convoitise. Venant à la rescousse de son ami, Chamel Roukoz reprend la thèse de la manipulation de Hobeiche, surtout la nuance. On prévoyait un bouclier et non une clé, waouh. Il se permet même d'ajouter son grain de sel: « L'exploitation électorale du sujet a commencé. Je crois que personne n'est plus Kesrouanais que Hobeiche et Hassan Nasrallah n'est pas Israélien ». N'étant pas un ennemi, il sous-entend donc qu'on peut remettre la symbolique clé de la région du Kesrouane à Hassan Nasrallah.

C'est incroyable comme un non-événement se révèle être au fond, au centre d'une autre mère de toutes les batailles électorales. Est-ce que Kesrouane-Jbeil méritent-t-ils Chamel Roukoz et vice versa? Surtout, vice versa!

 4  Le Courant patriotique libre au centre d'une autre mère de toutes les batailles électorales, celle de Kesrouane-Jbeil 


Avec celles de Baalbek-Hermel et de Batroun, que j'ai abordées récemment, la bataille de Kesrouane-Jbeil ne manque pas de peps et d'enjeux. Plusieurs listes sont en compétition. La liste qu'on dit favorite est justement celle formée par le Courant patriotique libre autour de Chamel Roukoz, « lebnan elqawi » (le Liban fort). Elle comprend outre, GG, le gendre du général, sur lequel je reviendrai, trois noms célèbres qui s'illustrent tous les trois, chose rare, et croyez-moi je ne voudrais surtout pas leur manquer de respect, par la vacuité de leurs candidatures politiques.

. Mansour el-Bonn, l'homme de l'ombre, ex-député, « fils de » aussi, d'un ex-député, qu'on a dépoussiéré, rasé, coiffé, habillé, parfumé les joues à l'eau de Cologne et remis dans le circuit électoral. Wou na3iman lal nakhibinn el kiram! Même si tout le monde entend parler de lui, depuis des lustres, personne ne peut certifier qu'il ne soit pas un produit périmé. Le consommateur-électeur est averti! Malgré une apparence léthargique, on dit que c'est un infatigable homme de terrain. Sa popularité justement, il l'a doit à son assiduité aux mariages et aux enterrements dans la région. El-Bonn en un mot, le gouvernement devrait le cloner et l'installer dans tous les cazas, car c'est un homme de grande conviction. Quand el-Bonn se met à l'exercice de la sagesse de haute voltige, cela donne ceci: « le montage d'une liste électorale, c'est comme du bricolage ». Heida moustawa, heida kalem, heida za3im ! Mansour el-Bonn est l'archétype du néo-féodal, incapable d'aligner trois réflexions élaborées sur un sujet, mais qui ne semble guère être dérangé par le fait d'user et d'abuser de « l'argent électoral » et des « services » qu'il rend aux électeurs. Député de la région sous la pax syriana, il a été délogé par Michel Aoun. Contre le CPL autrefois, sur la liste CPL aujourd'hui. Pas de doute, Mansour el-Bonn est un grand bricoleur ma foi!

. Neemat Frem, l'énième richissime businessman qui se lance en politique. On ne peut pas parler de reconversion dans son cas, il est toujours homme d'affaires et son business est florissant, le PQ, papier-cul, entre autres. Le groupe Indevco, c'est une soixantaine d'entreprises présentes dans une soixantaine de pays, dont le Liban, l'Arabie saoudite, l'Egypte et les Etats-Unis, spécialisées dans la fabrication de cartons ondulés, plastique et papier d'emballage, produits jetables, tissus, papier, serviettes en papier, papier-toilette, papier kraft, machines, meubles, chaudières, chauffe-eau, etc. Et nous y voilà, c'est d'ailleurs l'une des particularités de la démocratie bananière libanaise. Les Anglais ont leurs gentlemen-farmers, les Libanais ont leurs businessmen-lawmakers. Conflits d'intérêt, what else! Et alors? Tant que les électeurs se prennent pour des moutons de Panurge, les poules n'auront pas de dents. On dit de Neemat Frem, « fils de » l'ancien ministre Georges Frem, que c'est un homme de principes. Justement, il a passé le plus clair de son temps à Meerab, afin que les FL l'adoptent, en vain. Il voulait la certitude de faire le plein des voix FL et l'engagement que les FL le nomme ministre, mais être dispensé de soutenir les positions des FL. A défaut, il a rappliqué du côté du CPL. Un chiffre à retenir, 3 000 $, l'enveloppe de ses aides financières. Il paraît qu'il dépense sans compter, c'est la planche à billets qui tourne à fond la caisse, pendant que Chamel Roukouz fustige l'achat de voix dans le Kesrouane ! Son mode opératoire, il se pointe dans les écoles privées pour régler les impayés des familles en difficulté. Les mauvaises langues parlent d'achats de voix. Non mais, je vous assure! Au passage, entre Hobeiche et Frem, le courant ne passe pas, pas plus qu'entre Frem et Bonn d'ailleurs. C'est pour dire, Chamel Roukoz est un grand cuistot.

. Ziad Baroud, le chouchou des chochottes, des fleurs-bleues et des belles-mères. Il était pressenti la moitié d'un quart de seconde pour la présidence de la République. Malgré sa popularité, il a été recalé à cause de sa petite taille, d'envergure voyons. Ziad Baroud a bâti toute sa réputation sur trois éléments: le désintéressement (se présentant comme un militant engagé plutôt qu'un homme politique), la compétence (se considérant comme un technocrate qu'un politicien) et l'indépendance (se voulant à égale distance du 14-Mars et du 8-Mars). Pour cela, il était souvent cité par la société civile, comme exemple suprême du candidat idéal. Mari idéal peut être! En rejoignant la liste de Chamel Roukoz, un « aouniste » pur et dure, toute l'édification s'écroule. Il n'est pas si désintéressé que ça et il n'est surement pas indépendant. Il avait suffisamment de notoriété pour être élu sur une liste apolitique. La société civile lui reproche d'ailleurs ce choix partisan, qui est loin d'être anodin. Quant à sa compétence, sa plus importante mission au sein de l'Etat est celle assumée en tant ministre de l'Intérieur entre 2008 et 2011. Ces deux dates clés du CV de Ziad Baroud délimitent merveilleusement bien l'homme politique qu'il est : il est l'homme d'entre les crises. Il est venu bien après la tempête du 7-Mai (invasion de Beyrouth et du Mont-Liban par la milice chiite du Hezbollah et du Parti social nationaliste syrien, avec qui le parti de Chamel Roukoz est allié électoralement aujourd'hui) et il est reparti en pleine tempête du 11-Janvier (coup de force du Hezbollah qui a fait tomber le gouvernement de Saad Hariri et donner le plein pouvoir au Hezbollah pendant trois ans). Il est là quand il fait beau, à l'abri au moindre avis de tempête ! Une affaire lui collera à la peau, jusqu'à la fin des temps. C'est sous son ministère qu'un citoyen libanais s'est volatilisé. Joseph Sader a disparu de la circulation, le 12 février 2009, sans laisser de traces, à deux pas de l'un des sites les plus surveillés du Liban, l'aéroport de Beyrouth. Le Hezbollah est soupçonné d'avoir enlevé cet employé de la MEA. Neuf ans plus tard, on ne connait toujours pas son sort. Dans un pays normal, ce genre de cas conduirait le ministre de l'Intérieur, en charge de la sécurité des citoyens, à disparaître de la scène politique. Mais le Liban n'est pas un pays normal.

Un dernier petit mot sur le candidat de la liste de Chamel Roukoz pour le siège chiite à Jbeil. C'est le dénommé Rabih Awad. Son slogan de campagne résulte d'un jeu de mots en arabe très révélateur de son allégeance au duo chiite, le mouvement Amal et le Hezbollah : « L'espoir d'un changement résistant au printemps 2018 ».


 5  Les listes concurrentes des partis des Forces libanaises, des Kataeb, des ex-14 Mars, des néo-Hezb et des indépendants


Parmis les listes concurrentes, il y a en premier celle formée par des personnalités indépendantes, « al-teghyir el-akid » (le changement assuré), soutenue par le parti des Forces libanaises, avec des noms connus comme Chaouki Daccache (Kesrouane ; ancien des FL et militant anti-occupation syrienne, reconverti en homme d'affaires spécialisé dans la fabrication de serres agricoles), Patricia Elias (Kesrouane ; avocate franco-libanaise spécialisée dans le droit international ; candidate aux élections législatives françaises de 2012 pour la 10e circonscription des Français de l'étranger) et Ziad Houwat (Jbeil ; ancien président du conseil municipal de la ville avant sa démission afin de se porter candidat aux législatives de 2018).

En lice aussi, une liste patchwork « nous avons la décision », formée avec Chaker Salameh (Kataeb), Farès Souaïd (ex-pilier du 14-Mars), Gilberte Zouein (ex-CPL) et Farid Heikal el-Khazen (l'homme qui ne savait plus quoi faire pour concourir, envisageant même le soutien du Hezbollah) ; la liste du Hezb et d'ex-FL, ah si!, « la solidarité nationale » ; et enfin, une liste prétendue société civile, « tous ma patrie », qui n'a aucune chance sérieuse de décrocher un siège, tellement la bataille politique sera dure.

Les pronostics sont fifty-fifty. Quatre députés pour la liste de Chamel Roukoz, quatre députés pour les autres listes.

 6  Chamel Roukoz : il n'est pas le seul, mais bon, c'est un grand promoteur de la démocratie bananière


On pourrait être tenté par dire, vive la démocratie libanaise et que le meilleur gagne. Mais il n'est pas sûr que ça sera le cas au Liban, dans la circonscription de Kesrouane-Jbeil en particulier.

Originaire du Batroun, la logique aurait dû pousser ce général à la retraite, à se présenter dans ce caza. Mais face au gendre prodige, Gebrane Bassil, qui contrôle le parti fondé par Michel Aoun depuis 2015, le gendre militaire, Chamel Roukoz, n'a rien pu faire. Maigre consolation, il est candidat dans la région qui a fait de Michel Aoun l'homme politique qu'il est devenu. Son ambition est de suivre les pas de son beau-père. Pour cela il faut non seulement qu'il décroche le siège du Kesrouane, mais aussi, avec le meilleur score. C'est loin d'être gagné, même si son siège est réservé.

Comme beaucoup de Libanais, j'avais une grande estime pour lui. Je l'avais intégré à un plan politique, le 24 mai 2014 svp (la veille de l'expiration du mandat de Michel Sleimane,  un peu moins de deux ans avant l'accord de Meerab. Celui-ci prévoyait que le 14-Mars élise Michel Aoun comme président de la République et nomme Chamel Roukoz commandant de l'armée libanaise, à une condition : que Chamel Roukoz conduise Michel Aoun et Samir Geagea à l'église Mar Mikhael, afin que le général déchire devant les caméras, le « Document d'entente » qu'il a signé avec le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Hélas, on ne m'a pas écouté et on l'a payé cher : près de 1 000 jours de vacance du pouvoir présidentiel, pour rien. Le 14-Mars a fini par élire Michel Aoun et lui a même permis de garder sa précieuse alliance avec le parti-milicien chiite.

Aujourd'hui et depuis que Chamel Roukoz s'est reconverti en politique, c'est la grande déception. Comme il est « ghrib » (étranger) à la politique et à la région, comme on dit au Kesrouane, nous sommes dans l'obligation de lui rappeler quelques évidences qu'il semble méconnaitre, ou s'obstine à ignorer, là réside toute la nuance.

Les démocraties bananières, auxquelles appartient le Liban, se caractérisent par plusieurs tendances : l'héritage politique (ex. Michel Aoun cédant la présidence du CPL à son premier gendre, Gebrane Bassil, et son siège parlementaire à son deuxième gendre, Chamel Roukoz), la reconversion des militaires en hommes politiques (ex. Chamel Roukoz), la confusion des genres entre hommes politiques et hommes d'affaires (ex. Neemat Frem), l'immixtion des hommes religieux dans la vie politique (ex. Hassan Nasrallah), et j'en passe et des meilleures. Une majorité de Libanais se sont tellement habitués à ces incongruités démocratiques, qu'ils ne se posent plus de questions, 3adé. Eh ben, non, ce n'est pas normal. Si on veut sortir le Liban du statut bananier dans lequel il est plongé depuis des lustres, il va falloir travailler hardiment pour mettre un terme à ces dérives malsaines à la démocratie. Hélas, ce n'est certainement pas Chamel Roukoz qui le fera, il est le promoteur de la démocratie bananière

L'esprit démocratique, l'intelligence politique, l'honnêteté intellectuelle, la capacité de rassemblement, la diplomatie et la finesse d'esprit sont des qualités indispensables pour élever la pratique de la politique en un art et exercer celui-ci avec noblesse. Or qui suit la campagne législatives de 2018 dans le Kesrouane, qui a commencé avec les municipales de 2016, ne peut que conclure que ces qualités ne sont pas les points forts de Chamel Roukoz. Sous son air de gentilhomme, l'homme excelle plutôt dans le populisme méchant. « Prenez garde des voleurs de la politique (...) Ils volent votre avenir et l'avenir de vos enfants, ainsi que vos aspirations et vos rêves. Ils sont protégés par les services de sécurité ». Soit pour le début, mais comment ça « protégés par les services de sécurité »?  « Accorder le droit de résidence aux étrangers qui sont propriétaires d'un appartement au Liban (loi de finances, art. 49, j'y reviendrai dans un autre article), est une question existentielle. Je regrette son élaboration par le Parlement et le gouvernement, afin qu'il se transforme en une plate-forme pour l'implantation (des réfugiés syriens et palestiniens au Liban) ». L'amnésie du général-retraité lui a fait oublier que son parti, le Courant patriotique libre, est dans toutes les sphères de l'Etat, il a élaboré et approuvé l'article 49 de la loi de finances : la commission des finances et du budget est présidée par une éminence grise du CPL, Ibrahim Kanaan, le parrain et grand défenseur de l'article 49 ; la part globale du CPL dans le gouvernement, qui est à l'origine de la loi, est de huit ministres, soit 28% du Conseil (trois ministres proprement CPL et cinq ministres, la part du Président) ; le CPL contrôle 18 députés au Parlement, soit 14% de l'Assemblée nationale qui a voté la loi. Rajouter à tout cela que Michel Aoun, ex-chef du CPL et actuellement président de la République, a signé et promulgué et la loi et l'article en question! Il est temps de se réveiller mon général.


 7  Le dilemme de Chamel Roukoz : oublier le passer ou y revenir sans cesse


On pourra multiplier les exemples à l'infini sans changer pour autant l'impression générale d'un iota : la prestation de Chamel Roukoz en politique est particulièrement décevante. Le plus grave dans son cas, est son insistance maladroite à revenir sur une époque peu reluisante pour lui. D'un côté, il déclare qu'il faut « oublier le passé » et qu'il est important de « tourner les pages douloureuses », et de l'autre côté, il y revient dès que l'occasion se présente.

. « Qui échoue dans l'achat de voix, œuvre pour mettre la pression sur les gens via le communautarisme et à travers des slogans qui placent les citoyens en confrontation avec les autres. C'est une logique milicienne. Qui a été milicien durant la guerre ne changera pas aujourd'hui ». Là aussi, l'amnésie semble frapper le général-retraité de plein fouet. Il ferait mieux de balayer devant sa porte, et pour l'achat de voix et pour la logique milicienne. Etrange qu'il ne voit pas ce que font les Frem, Bonn et Azar de sa liste, et qu'il ait oublié qu'il est resté lui-même pendant de très longues années de la guerre civile libanaise, milicien des Noumour el-Ahrar (les Tigres libres, la milice du Parti national libéral, de Camille et Dany Chamoun), et qu'il n'a rejoint l'armée libanaise qu'en 1985.


. Et puisqu'on y est, à propos de la faute grave de son ami Juan Hobeiche: « La réaction dans la rue relève de la surenchère électorale bon marché. Ils s'érigent en ligne de défense des Chrétiens, alors qu'ils les ont tués dans le passé ». Ah bon, parce que durant les quinze années de la guerre, il égrenait peut-être le chapelet et priait le rosaire en boucle dans Deir Mar Roukoz à Kleiat et à Dekwéneh ?

. On lui attribue aussi une déclaration prononcée dans un meeting électoral à Daraya, où il aurait affirmé que le 9 février 1990, il avait attaqué les positions des FL à Kleiat et qu'il avait la possibilité de tuer tout le monde sur le front, mais ce sont les lignes rouges qui l'en ont empêché.

Alors qu'il se trouve en l'an de grâce 2018 et en plein campagne électorale, 28 à 43 ans après les faits (selon à quelle période il fait référence), Chamel Roukoz revient sur un passé douloureux pour tout le monde.

. Pas pour reconnaître que la « guerre d'Elimination » (7arb el elgha2), programmée et lancée par le général Michel Aoun le 31 janvier 1990, alors qu'il se trouvait légalement en situation de « rébellion » (depuis l'élection de René Mouawad le 5 novembre 1989, président de la République), fut la plus grave erreur de la carrière militaire de l'actuel président de la République. Celle-ci faisait suite à une autre guerre lancée et perdue par ce dernier, contre les Syriens, la « guerre de Libération » (7arb el ta7rir). Ces deux guerres, totalement inutiles, ont détruit le Liban, martyrisé les Libanais, affaiblit le camp chrétien et conduit à sa défaite. La première a pavé la route à l'accord de Taëf qui a dépossédé le président chrétien de la majorité de ses prérogatives, la seconde à l'extension de l'occupation syrienne aux régions chrétiennes libres, à la prorogation de l'occupation du Liban de 15 ans (1990-2005), à l'exil de Michel Aoun, à l'emprisonnement de Samir Geagea et à la persécution des fidèles des deux hommes.

. Pas pour regretter sa participation à cette guerre fratricide chrétienne, particulièrement meurtrière et destructrice. Mille cinq morts, plusieurs milliers de blessés, des centaines de milliers de déplacés et de migrants, des milliards de dollars de dégâts et de pertes économiques.

. Pas pour reconnaitre d'avoir bataillé neuf mois pour rien, absolument rien! Michel Aoun avait déclenché cette guerre afin de dissoudre la milice chrétienne des Forces libanaises, alors qu'il n'avait aucun plan pour s'attaquer aux milices musulmanes, aux milices palestiniens et aux troupes étrangères israéliennes, iraniennes et syriennes. Si le Hezbollah est aujourd'hui armée jusqu'aux dents, c'est parce qu'en 1990, il n'y avait plus de contrepoids, pour exiger son désarmement. Au cours de la guerre d'Elimination, des unités de l'armée libanaise qui étaient commandées par Michel Aoun, se trouvaient du côté du Metn. Elles n'ont pas réussi à percer les lignes de défense des Forces libanaises commandées par Samir Geagea, qui contrôlaient les régions de Kesrouane et Jbeil, la circonscription électorale où se présente le général-retraité, ainsi qu'Achrafieh. La guerre d'Elimination, comme la guerre de Libération, furent des échecs. A l'époque Chamel Roukoz, était chargé du front Kleïat (armée) - Reifoun/Aachkout (FL).

. Et surtout, pas pour souligner l'importance de la réconciliation interchrétienne entre Michel Aoun et Samir Geagea.

Parce que Chamel Roukoz était partie prenante des différents conflits qui ont ensanglanté le Liban en général, le Kesrouane en particulier, en tant que milicien comme en tant qu'officier, il devait se garder de revenir sur les blessures de la guerre civile. Ses réflexions sont indécentes. Sa démarche est décevante. Etant donné que l'amnésie sélective revêt toujours un caractère pandémique au Liban et parce que tous ceux qui sont nés après 1980 ne connaissent pas tout ce pan de l'histoire libanaise, il était de mon devoir national de rappeler les faits.

 8  Les grandes lignes du programme électorale de Chamel Roukoz


Il est inutile de revenir sur les batailles militaires récentes dans lesquelles s'est illustré Chamel Roukoz et dont les principales sont la bataille de Nahr el-Bared (2007, contre le groupe terroriste libano-palestinien Fateh el-Islam), l'opération de Saïda (2013, contre le groupuscule de cheikh Ahmad el-Assir) et la bataille d'Arsal (2014, contre les groupes terroristes syriens al-Nosra et Daech). Dans ces trois batailles, il y a la partie glorieuse et une partie sombre. L'armée libanaise est d'un grand professionnalisme et a une puissance de feu redoutable. En comparaison, le Hezbollah n'est qu'une guérilla illégale, totalement inefficace dans une guerre conventionnelle. Les critiques concernant notre armée nationale, sur telle ou telle bataille ou dans telle ou telle situation, sont souvent non justifiées et déplacées. Elles sont entièrement à mettre sur le compte des déficients politiciens libanais. On l'oublie trop souvent, l'armée libanaise ne prend pas d'initiatives. Ça serait une violation de la Constitution d'ailleurs. Elle a des missions à accomplir. Elle est soumise aux ordres du ministre de la Défense, du Conseil des ministres, du Premier ministre et du président de la République, commandant en chef des forces armées libanaises. Les critiques déplacées contre l'armée libanaise font surtout le jeu du Hezbollah, la seule entité libanaise qui œuvre de toutes ses forces, via sa propagande et ses miliciens, à présenter l'armée libanaise comme une institution défaillante incapable de protéger le pays du Cèdre et les Libanais, une condition sine qua non pour justifier et pérenniser l'anomalie que constitue la milice chiite au Liban. Hélas, beaucoup de leaders libanais, Chamel Roukoz compris, tombent dans ce piège.

Celui qui demande la confiance des Kesrouanais et des Jbeilotes, ignore non seulement les menaces qui pèsent sur eux, mais aussi leurs préoccupations. Zappons ses palabres de campagne sur l'électricité et l'eau, 2aret 7aké éntikhébé, law badda tchatté ghayamit (s'il devait pleuvoir, le ciel se serait couvert de nuages). Le général-retraité est encore amnésique sur ce point. Ce ministère est entre les mains de son parti depuis une décennie. L'actuel chef du Courant patriotique libre, l'autre gendre, Gebrane Bassil, a passé 4 ans et des poussières au ministère de l'Energie et de l'Eau. A coup de pubs, payées par les contribuables, il avait annoncé aux Libanais le service 24h/24 pour 2015, c'était la campagne « Leban(off)on ». Tragicomique ce bonhomme.


Toujours est-il que Chamel Roukoz est pour le rétablissement du service militaire obligatoire, qu'importe si ce n'est pas la tendance des pays développés. Raison invoquée, la mixité sociale et communautaire. Il faut le comprendre, c'était tellement efficace. Les combattants de la première heure de la guerre civile libanaise, étaient tous passés par la mythologie du service militaire. A ce propos, son projet inclura les filles. Quel avant-gardiste! Il est tellement pour l'égalité des genres qu'il n'est pas très chaud pour les quotas féminins aux élections. Ah si mesdames, comprenne qui pourra. Sa position conservatrice n'est pas sans rappeler, un des slogans du Courant patriotique libre de la campagne 2009, « Sois-belle et vote ». Et tais-toi d'ailleurs!


Sur la Syrie, Chamel Roukoz a déjà déclaré la fin des opérations et qu'il est grand temps d'en tirer profit. « La croissance économique au Liban peut se concentrer sur les investissements à l'étranger, en Syrie spécialement, avec le début de sa reconstruction ». Et la guerre et les morts et le gazage de la population et la tyrannie des Assad? C'est pas notre problème! Il n'est pas sans rappeler l'empressement du chef de son parti, l'autre gendre, Gebrane Bassil, à organiser le salon « Rebuild Syria » il y a quelques mois.

En tout cas, ce qu'il pense du Hezbollah est tellement grave, que le sujet mérite d'être abordé à part.


 9  Le Hezbollah ne mérite pas la clé des Kesrouanais, qualifiés par Hassan Nasrallah « d'envahisseurs » de l'Empire byzantin, et Chamel Roukoz n'est ni à la hauteur de la tâche ni digne de la région


Ce qui frappe dans la bataille électorale menée actuellement par Chamel Roukoz, l'héritier du général Aoun, c'est ce contraste qui existe entre l'idée que beaucoup de Libanais avaient jadis du chef du régiment des Rangers et la triste réalité des choses de nos jours. Le général-commandant a jeté le confortable uniforme de l'héros pour porter l'étroit costard du retraité-candidat aux élections législatives dans la première circonscription du Mont-Liban, Kesrouane-Jbeil. Il devait savoir, en tant que militaire et plus que quiconque, que la fin ne justifie pas les moyens. Hélas, sa prestation civile manque cruellement de maturité politique.

Chamel Roukoz a raison, « Hassan Nasrallah n'est pas Israélien ». Il est pire, et de ce fait, il ne mérite pas la clé du Kesrouane, que Juan Hobeiche, le président de la Fédération des municipalités du Kesrouane lui a décerné, bon ou malgré lui. Son parti-milicien représente une menace existentielle pour le Liban en général et pour la région du Kesrouane-Jbeil en particulier.

De 1982 à 2018, rien n'a changé, à part le décor et la tactique. Pour le Liban, le Hezbollah ne cesse de répéter, que son projet politico-idéologique reste l'établissement d'un « Etat islamique », chiite bien entendu. La première fois, les Libanais l'ont entendu de la la bouche de Hassan Nasrallah en 1982. « Le premier et unique projet d'unification dans cet univers est le projet de l'Etat islamique. Le projet de l'Etat islamique est plus unificateur que certains ne pensent, ce n'est pas un projet de partition... Nous parlons d'un Etat islamique. » La dernière fois, c'est de la bouche de Naïm Kassem en 2016. « Nous restons attacher à ce qui a figuré dans la Lettre ouverte à propos de l'Etat islamique », lettre datant de1985 où le Hezb affirme obéir aux ordres de wali el-fakih et appelle à l'établissement d'une république islamique chiite au Liban (17:14-20:10). Mais encore, « en tant qu'islamiste, je ne peux pas dire que je suis islamiste et je propose l'islam, et je n'appelle pas à établir un Etat islamique car cela fait partie du projet auquel nous croyons sur les plans idéologique et culturel... Nous croyons que l'application de l'islam est la solution aux problèmes des êtres humains, en tout temps et en tout lieux... Moi je leur propose l'islam (aux non-musulmans)... C'est une solution pour tout le monde » (32:26-36:55). Le danger pour le Kesrouane vient de Daech n'est-ce pas?

Tout aussi grave, à la création du Hezbollah en 1982, Hassan Nasrallah avait spécialement mis en garde les Kesrouanais et les Jbeilotes. « Nous ne pardonnerons pas à ceux qui érigeront un canton chrétien à Beyrouth-Est, Kesrouane et Jbeil, car ce sont des régions musulmanes et les chrétiens y sont venus comme des envahisseurs. C'est l'Empire byzantin qui les a amené afin de planter une épine dans le flanc de la nation (islamique) ». Il sous-entendait que les Kesrouanais et les Jbeilotes n'avaient le choix qu'entre se tourner vers la Mecque ou d'aller se faire voir chez les Grecs !

Sur le Hezbollah, Chamel Roukoz a commencé sa campagne par ironiser sur l'attaque des adversaires du Hezbollah à propos de son attachement à Wilayat el-Fakih (la tutelle du Guide suprême de la République islamique chiite d'Iran, Ali Khamenei) au cours de la campagne électorale de 2009 : « le Hezbollah est présent dans l'équation libanaise, les Libanais sont conscients de cette réalité ». Et alors? Il avouera deux mois plus tard, « l'alliance stratégique avec le Hezbollah continue ». Mais la déclaration la plus grave de cet ancien haut gradé de l'armée libanaise, il l'a dite il y a une douzaine de jours : « Face à Israël, il faut réaliser l'équilibre de la terreur, à défaut de l'équilibre stratégique, avec tout ce dont nous disposons, que ce soit à travers l'armée ou du peuple libanais, comprenant bien sûr, le concept de la résistance ». Rou7 ya batal!


L'équilibre par la terreur, les Libanais l'ont bien vu à l'oeuvre en juillet 2006. C'était tellement redoutable qu'Israël n'a pas pu bombarder le Liban que 33 jours, qu'il n'a pas pu tuer qu'un peu plus d'un millier de Libanais, qu'il n'a pas pu blesser que quelques milliers de citoyens, qu'il n'a pas pu déplacer que plusieurs centaines de milliers de personnes, qu'il n'a pas pu provoquer qu'une dizaine de milliards de dollars de dollars de dégâts et de pertes économiques et qu'il n'a pas pu faire perdre au Liban que l'équivalent de 50% de son PIB de l'époque. Quelle « victoire divine » mon général !

 10  Aoun : « Chamel, c'est moi. Et moi, c'est Chamel », Gebrane Bassil et ses fans sont prévenus, ils savent ce qui leur reste à faire!


Après une longue réflexion, Chamel Roukoz a fait savoir au journal al-Akhbar, à propos de la remise de la clé du Kesrouane à Hassan Nasrallah, que « l'histoire est simple et ordinaire ». Sachant que « Sayyed Hassan Nasrallah est une personnalité nationale », il s'est demandé « où est le déshonneur si on lui remet un bouclier? » Ne pas comprendre que lorsqu'on remet la clé, un bouclier ou un gland de chêne, qu'importe et n'importe quel truc symbolique de la région où siège le patriarcat maronite d'Antioche et de tout l'Orient, « A qui la gloire du Liban a été donnée », comme dit la légende, au chef d'un parti-milicien classé terroriste par la majorité des pays arabes, européens et américains, accusé et jugé pour l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, qui projette d'instaurer un « Etat islamique » chiite au Liban et a sous-entendu un jour qu'il voulait expulser les « envahisseurs » Kesrouanais de leurs terres ou les islamiser, c'est être vraiment à côté de la plaque.

Si Chamel Roukoz ignore ces faits ou n'y a pas pensé, alors qu'il réclame la confiance des électeurs de Kesrouane et de Jbeil, c'est qu'il n'est pas à la hauteur de la tâche. S'il ne les ignore pas, y a pensé mais n'en a pas parlé, c'est qu'il n'est pas digne de l'être. En tout cas, les électeurs de la première circonscription du Mont-Liban savent un peu plus à qui ils ont affaire : un militaire opportuniste qui vise sa reconversion civile en député, dans la perspective, il faut le dire!, de la prochaine élection présidentielle, à terme en 2022 ou anticipée, bien avant. De Lahoud à Roukoz, en passant par Sleimane et Aoun, le Liban n'en a pas fini avec le règne des généraux. A moins que les Kesrouanais et les Jbeilotes ne décident de mettre leur grain de sel.

En tout cas, Gebrane Bassil et ses partisans sont prévenus. Le danger viendra de l'arrière. Ils ont intérêt à faire tomber Chamel Roukoz au Kesrouane le 6 mai, s'ils veulent ouvrir la voie à leur poulain. Idem pour Chamel Roukouz et ses partisans, ils devraient faire tomber Gebrane Bassil au Batroun, afin que leur poulain puisse courir sans obstacle vers le palais de Baabda.


Michel Aoun a peut être fait son choix. En coulisse il a fait savoir aux cadres du CPL, « Chamel, c'est moi... Et moi, c'est Chamel », un soutien précieux repris avec beaucoup de fierté par l'intéressé dans un tweet publié au début de la semaine. A moins qu'il ne pense à Roukoz pour 2022 et à Bassil pour 2028. Décidément, le pays du Cèdre mérite bien un autre surnom en ce moment : « le pays d'entre les deux gendres ». C'est pour dire que les résultats de Kesrouane-Jbeil comme ceux de Batroune-Zgharta-Koura-Bcharré, seront déterminants pour la suite. Et certains se mettent déjà à espérer de voir les deux gendres tomber en ballotage difficile.