Ah, ce rêve, hier encore. Il n’est pas toujours le même. On
dirait qu’il est mis à jour régulièrement. Je me trouve dans un train à grande vitesse, dont le sigle TGV est terni par tant de temps et d’allers-retours. Avec un silence inouï
malgré son allure, le train fonce vers le Nord. Je le vois sur ma
boussole mais sans savoir pourquoi j’en ai une, alors que je ne porte même
pas de montre. Les arbres accourent à notre rencontre, et lorsque
celle-ci ait lieu, il est déjà trop tard, nous sommes loin, très loin. Mes
oreilles bourdonnent encore avec diverses mélodies que j’ai écoutées la
veille et ces paroles qui trainent encore dans ma tête. No Line on the Horizon de U2, « Every night I have the same
dream », Nothing Arrived des Villagers, « I waited for
something, and something died ; so I waited for nothing, and nothing
arrived », Resistance de Muse, « If we live a life in fear, I'll wait a thousand years just to see you smile again », Trade your Horse for a Camel de Oak. Je veux bien, à
condition qu’on me laisse descendre de cette locomotive qui roule à 310
km/h.
Quelque
chose de bizarre se passe depuis le départ. Je ne me
souviens plus où je suis monté. Je ne sais même pas où je me rends. Je n’arrive
pas à me faire comprendre. On dirait la Tour de
Babel. Il y a beaucoup de monde de tous les âges et de toutes les couleurs. Chi bé rouss, chi bala rouss. Alors
qu’il roule depuis longtemps, le train ne s’est jamais arrêté. Et pourtant j’ai
l’impression que je n’ai pas les mêmes compagnons de voyage qu’au début. Je suis persuadé
que l’on peut monter et descendre du train sans qu’il soit nécessaire que le train entre en gare. Mais comment ?
En
passant de wagon en wagon, suivi par un chat noir tacheté de blanc sous le cou, je continue à interroger mes
compagnons de route sur notre destination. Tout le monde
l’ignore et personne ne se préoccupe de le savoir. Aussi incroyable que ça puisse
paraître, enfin pas trop pour un rêve, je croise à un moment François
Ier, le nouveau pape. Il tenait la main d’une jeune femme syrienne. Elle pleurait un être cher de
larmes de sang. Et dire que 2 000 ans après, l’Eglise suit encore les enseignements de son fondateur et Michel Onfray nie toujours l'existence de Jésus de Nazareth. Et dire par ailleurs que
70 000 morts après (quatre ans plus tard, nous sommes à 450 000 morts), le massacre continu aussi et les poutinophiles de France, Fillon-Mélenchon-LePen, dissertent sur la nécessité de discuter avec le tyran de Damas. Ainsi, la vie continue, l'aveuglement et la
mort également. Le train de même et moi dedans.
En
face du pape, Hugo Chavez en personne ! Mais ce n’est pas possible, il est
mort il y a neuf jours. J’ai même écrit un article sur lui. Si, señora y señores, Hugo Chavez mismo. En tendant l’oreille, j’ai cru
comprendre qu’il expliquait à ses admirateurs des deux sexes, qu’il avait
rencontré Jésus au Ciel et lui avait demandé d’intercéder auprès de Dieu et du
Saint-Esprit pour que le nouveau pape soit d’Amérique du Sud. Mission
accomplie, il descendra à la prochaine station. Sacré farfelu de
Chavez.
J’avance
vers la tête du train, non sans difficulté. Je m’habitue petit à petit à voir les
morts côtoyer les vivants, et je m’entends fredonner 42 de Coldplay. « Those who are dead are not dead, they’re just living
in my head... Time is so short and I’m sure, there must be something more ». Sûrement. Je
fraie mon chemin entre les bagages de toutes tailles et les odeurs de toutes
sortes, notamment des mnaqich bé zaatar. J’entends à droite et à gauche, des brins de causette, des
discussions houleuses, des éclats de rire, des cris et des grincements de dents
aussi.
Au
loin, j’aperçois un attroupement important. C’est l’épicentre du train. Je
prends mon courage à deux mains et je me précipite dans la foule. Je tombe face
à face, je croyais rêver !, sur Wissam el-Hassan himself, qui m’accueille
à bras ouverts. Non ! Il me remercie pour mon article que je lui ai consacré au lendemain de son assassinat. Grâce à lui, je parviens à me faufiler entre tout ce monde pour
atteindre le cœur du wagon. Assis côte à côte quatre grands personnages de ma mémoire : Kamal Joumblatt, un pied au sol, un pied sur la
banquette ; à sa gauche, Moussa el-Sader, tout sourire ; assis sur la
table, vraiment sur la table, Bachir Gemayel ; de l’autre côté, accoudé
sur le dos d’une chaise de café, Rafic Hariri !
Tout autour : Samir Kassir, Marwan Hamadé, Georges Haoui, May Chidiac, Gebran Tuéni, Elias el-Murr, Pierre Gemayel, Walid Eido, Antoine Ghanem, François el-Hajj et Wissam Eid! Aujourd'hui, Mohammad Chatah les a rejoint. Au fond du wagon, dans un coin envahi par une volute épaisse de fumée de cigarillos, un chuchotement insaisissable. En regardant de plus près, j’ai reconnu Imad Moughniyah, Ghazi Kanaan et Rustum Ghazaleh. Je n’ai pas vraiment le temps de réfléchir sur ce qui se manigance dans ce wagon. Je dois avancer.
Tout autour : Samir Kassir, Marwan Hamadé, Georges Haoui, May Chidiac, Gebran Tuéni, Elias el-Murr, Pierre Gemayel, Walid Eido, Antoine Ghanem, François el-Hajj et Wissam Eid! Aujourd'hui, Mohammad Chatah les a rejoint. Au fond du wagon, dans un coin envahi par une volute épaisse de fumée de cigarillos, un chuchotement insaisissable. En regardant de plus près, j’ai reconnu Imad Moughniyah, Ghazi Kanaan et Rustum Ghazaleh. Je n’ai pas vraiment le temps de réfléchir sur ce qui se manigance dans ce wagon. Je dois avancer.
Pendant
que j’étais perdu dans mes pensées, quelqu’un me tapote dans le dos, je me
retourne, Ghandi himself. « Le monde est
fatigué de la haine, mon cher Bakhos. » J’avance toujours. Ma mère est
ravie de me revoir. Elle profite pour me rappeler qu’il faut que je me marie.
Ah, les mères méditerranéennes, vous poursuivront même après la mort ! Mon
père lève les sourcils comme pour me dire, « chou baddak
béhal 2ossa ».
Arrivé
au dernier wagon, je tombe sur une porte, avec une petite inscription
dessus : « Vous n’êtes pas autorisé
à aller au-delà de cette limite, si vous n’êtes pas invité par un agent
ferroviaire. » Mais bordel, de quel agent ferroviaire, je n’ai
pas vu l’ombre de sa casquette. Faisant fi de ce que je viens
de lire, en bon citoyen libanais que je suis, j’ouvre la porte et qu’elle fut
grande ma surprise : nous sommes à bord d’un train sans conducteur !
Certaines commandes sont bloquées, d’autres sont accessibles. Je peux même y
disposer à ma convenance. Et là devant
mes yeux, sur le pare-brise du TGV, quelques mots sont griffonnés avec un rouge à
lèvres à l’envers, donc de l’extérieur :
Après cette longue introduction, je serai bref pour vous laisser le temps et le loisir de parcourir la toile afin de lire les analyses pertinentes et moins pertinentes, les falsifications et les palabres, le délire des uns et l’humilité des autres en cette journée historique.
14 février 2005 - 14
mars 2005 : quatre semaines et trois journées !
Sans
le 14 février 2005, il n’y aurait pas eu de 8 mars 2005. C’est une certitude.
Sans
le 8 mars 2005, il n’y aurait pas eu de
14 mars 2005. C’est une évidence.
Sans
le 14 mars 2005, il n’y aurait pas eu de retrait syrien du Liban. C’est
l’histoire.
Trois journées pour
trois événements. Tout le reste n’est que palabres.
Le
14 février 2005, une journée sans scrupules. D’après la plus haute juridiction
internationale, le Tribunal Spécial pour le Liban, cinq membres du Hezbollah
sont accusés d’avoir assassiné l’ancien Premier ministre du Liban, Rafic Hariri,
sur la base de 13 170 pièces à conviction. Tout le reste n’est que
palabres.
Le
8 mars 2005, une journée sans vergogne. Ce jour-là le Hezbollah a appelé ses
partisans à manifester place Riyad el-Solh pour dire « Merci à la Syrie d’Assad », à peine trois semaines après la
mort tragique de Rafic Hariri. Tout le reste n’est que palabres.
Le
14 mars 2005, une journée sans peur. Ce jour-là, dépassant les clivages politiques et religieux, la moitié de la population libanaise
s’est retrouvée place des Martyrs pour réclamer deux choses : le retrait
des forces syriennes d’occupation et que justice soit faite pour Rafic Hariri.
Tout le reste n’est que palabres.
Trois événements et deux camps, qui
ont fait l’histoire récente du Liban.
La
journée du 14 février 2005 est entachée de terreur.
La
journée du 8 mars 2005 est entachée de honte.
La
journée du 14 mars 2005 est entachée de fierté.
L’histoire du Liban s’est
écrite ainsi.
Rien
ni personne ne pourra plus jamais changer cela.
Même
pas les livres, même pas les hommes.
Post-scriptum 1
Le
14 mars 2005, place des Martyrs à Beyrouth, aux côtés des Libanais de tous
bords, de tous âges, de toutes tendances politiques et religieuses, Sunnites, Chrétiens, Druzes et Chiites, il y avait
des partisans du Courant du Futur (Saad Hariri), des Kataeb (Amine Gemayel), des
Forces libanaises (Samir Geagea), et de nombreux autres partis politiques
libanais, ainsi que des sympathisants du Courant patriotique libre (Michel Aoun)
et du Parti socialiste progressiste (Walid Joumblatt). Hélas, le 6 février
2006, Michel Aoun a décidé de changer de cap pour rejoindre le camp du 8 Mars.
Il en est de même pour Walid Joumblatt, officiellement le 12 janvier 2011 (officieusement
depuis le 2 août 2009).
Post-scriptum 2
Au
lieu que le 14 Mars passe son temps à ruminer et à gémir, figé dans le passé, wafi el bouka2 3ala atlal, il ferait mieux
de préparer un programme électoral
commun, en exposant à ce peuple ce qu’il fera concrètement s’il gagnerait
les prochaines élections législatives, qui rappelons-le aux amateurs de la politique,
auront lieu tôt ou tard avec ou sans une loi électorale juste qui corrige la
tare de la démocratie libanaise, la mauvaise représentativité du peuple libanais au Parlement.
Post-scriptum 3
Si
vous avez eu la flemme de lire ce qui était écrit sur le pare-brise du TGV de
mes rêves avec du rouge à lèvres, ou n’y êtes tout simplement pas parvenus, et
si vous tenez quand même à déchiffrer le message, alors pas de souci, vous avez
le choix : vous attendez le passage du train à toute allure sur le
quai de vos rêves, vous cherchez le miroir de votre salle de bain ou vous vous prenez en selfie avec ces graffitis comme si vous étiez vraiment dans ce train spécial.