mercredi 2 décembre 2015

La candidature de Sleimane Frangié vise aussi à torpiller la recherche d’une nouvelle loi électorale (Art.323)


Ce n’est qu’un secret de Polichinelle, comme tous les grands partis, il existe plusieurs tendances politiques au sein du Courant du Futur. L’idée d’un soutien à une candidature de Sleimane Frangié pour la présidence de la République a ses adeptes et ses détracteurs au sein de ce parti multiconfessionnel à dominante sunnite, comme sur tout l'échiquier politique au Liban. Je ne prendrais pas beaucoup de risques en avançant que les Siniora(Fouad)-Rifi(Achraf ; il est allié au Futur et non membre proprement dit) de ce courant seraient contre une telle initiative et les Jisr(Samir)-Machnouk(Nouhad) plutôt pour. Autre point sur lequel je ne pense pas me tromper, Saad Hariri serait sur le plan personnel, à mon humble avis, contre cette idée, pour tout ce que représente le petit-fils de l'ancien président libanais du même nom, l’ami intime de Bachar el-Assad, l’homme qui s’est comporté au lendemain de l’attentat du 14 février 2005, comme un « chef de gang... menaçant » et non comme un ministre de l’Intérieur d’un pays dont l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri (le père de Saad) venait de se faire assassiner par l'explosion d'une charge équivalente à celle de 2 500 kg de TNT, et c'est selon le témoignage de Walid Joumblatt à La Haye svp, il y a à peine sept mois. Entre temps, la girouette de Moukhtara a changé de direction, au gré d'un vent opportuniste, puisque depuis le diner qui a réuni les deux beik hier, il trouve que Junior est « un grand leader » et se targue d'avoir été « parmi les premiers à nommer Sleimane Frangié ». Rien que pour ça, il faut s'en méfier. D'autres sources libanaises attribuent la paternité de l'idée à David Hale, l'ancien ambassadeur des Etats-Unis au Liban, et même à Saad Hariri en personne, une démarche entreprise dans le plus grand secret il y a huit mois svp. Allez, zappons tout cela et passons aux choses sérieuses.

Partant des faits et des seuls éléments publics, il n’est pas évident de connaitre la nature et la portée exactes du ralliement du Futur à la candidature non déclarée encore, de Sleimane Frangié. A ce stade, une chose est sûre et certaine, les initiateurs de cette démarche, Walid Joumblatt en tête, et ses défenseurs au sein du Futur et dans les rangs du 14-Mars, ont voulu envoyer un message politique à Samir Geagea, président du parti des Forces libanaises (FL). Sur ce, les défenseurs de cette idée au sein du 8-Mars, Hezbollah et Amal, encore timides pour l'instant, ont sauté sur l’occasion pour envoyer le même message politique à Michel Aoun, ex-président du Courant patriotique libre (CPL). Beaucoup de politiques au sein des partis musulmans -Futur, Amal, Hezbollah et Parti socialiste également- n’ont toujours pas digéré la stratégie adoptée par les candidats chrétiens récemment lors du vote du « bazar des nécessités » le 12 novembre. Les mécontents des quatre camps musulmans, veulent mettre en garde les deux camps chrétiens, pour ne plus imposer de feuille de route politique au Liban (loi sur la nationalité et loi électorale), ne pas prendre trop d’autonomie par rapport à leurs alliances respectives (FL-Futur et CPL-Hezbollah) et ne pas aller plus loin dans leur entente mutuelle (Déclaration des intentions, un document d’entente sur plusieurs points politiques). Le message est le moins qu'on puisse dire déplacé car ce que le tandem chrétien FL-CPL a fait lors du vote du « bazar des nécessités », c’est d’imposer le vote d'une loi sur la récupération de la nationalité libanaise et l'obligation de rechercher une nouvelle loi électorale, deux points qui concernent tous les Libanais sans exception, de toutes appartenances communautaires et tendances politiques confondues. En tout cas, le message est bien arrivé à ses destinataires. Allez plus loin dans ce contexte communautaire islamo-chrétien tendu, en persistant lourdement sur la candidature de Frangié, conduira exactement à l’inverse de ce qui est désiré : le renforcement de l’alliance interchrétienne face à l’alliance intermusulmane. Ceci n’est pas sans rappeler les péchés originels du 14-Mars et du 8-Mars, l’alliance quadripartite électorale il y a dix ans, première fissure de l’édifice islamo-chrétien post-indépendance, la deuxième après le retrait des troupes syriennes du Liban. Et encore, en 2005, la discorde islamo-chrétienne concernait une élection législative locale, alors qu’en 2015, la discorde concernera l’élection à la magistrature suprême. Attention, il y a là une grande nuance et beaucoup de dangers !

Quoi qu’il en soit, supposons maintenant, pour y voir clair, que le ralliement du Futur à l'idée de Walid Joumblatt, la candidature de Sleimane Frangié, est sérieuse, ce qui n’est pas exclu. On dit que celle-ci viserait à dépasser le blocage dû aux candidatures de Samir Geagea et de Michel Aoun, au profit de celle de Sleimane Frangié, qui pourrait débloquer la situation. Supposons aussi pour le besoin du débat, que ça soit vrai et que Junior ait de réelles chances d’être élu. Dans ce cas, on ne peut s’empêcher de constater que les initiateurs et les défenseurs de cette candidature ont choisi exprès une personnalité chrétienne faible et à l’assise populaire réduite, aussi bien dans les communautés musulmanes (Geagea est plus populaire que lui dans la communauté sunnite ; Aoun est plus populaire que lui dans la communauté chiite), que dans les communautés chrétiennes (où Geagea et Aoun sont nettement plus populaires que Frangié). En d’autres termes, les initiateurs et les défenseurs de cette candidature l’ont fait parce que cela leur permet de se débarrasser des deux candidats chrétiens aux personnalités fortes et aux assises populaires importantes, Geagea et Aoun. Il sera toujours plus commode de gouverner avec un président faible et peu populaire, comme Frangié, qu’avec un président fort et populaire, comme Geagea ou Aoun.

Dans tous les cas, l'idée de Walid Joumblatt restera un avorton sans l'appui du Courant du Futur. Donc, il reviendra à Saad Hariri de trancher. Si le président du Futur finit par donner raison au camp anti-Frangié, le seul risque qu’il encoure, c’est de laisser la crise politique se prolonger au Liban. C’est fâcheux, mais la crise date quand même du 25 mai 2014, date du début de la vacance présidentielle au Liban, et elle dépend autant du parti chiite (Hezbollah), que du parti druze (Parti socialiste) et du parti chrétien (Courant patriotique libre). Ce qui sera encore plus fâcheux, pour le Courant du Futur, et le Liban tout entier, c’est le contraire ! Si Saad Hariri finit par se ranger du côté du camp pro-Frangié, il prendra beaucoup de risques, à un moment où beaucoup de ses coreligionnaires lui reprochent son éloignement de la base, malgré les menaces qui pèsent sur lui, et ses compromis avec le duo chiite, depuis une dizaine d'années. Primo, il poussera Geagea et Aoun à aller encore plus loin dans leur entente amorcée il y a quelques mois. En quelque sorte, le courant sunnite aura eu le mérite de réussir, comme personne avant, à unir le camp chrétien, une idée inimaginable depuis 1988. Secundo, il se mettra à dos une frange importante de la communauté sunnite libanaise, et l'Arabie saoudite de surcroit, qui a bien fait comprendre avec la subtilité diplomatique nécessaire, pas plus tard qu'hier, par le biais de son ambassadeur au Liban, « que Riyad soutiendra n'importe quel candidat qui rassemblera les Libanais en général et les chrétiens en particulier ». Il faut dire que Frangié reste un « symbole fort du régime syrien » au Liban, qui est tenu entièrement responsable de l’assassinat de Rafic Hariri et d'autres personnalités du 14-Mars depuis 2005 et du désastre en Syrie depuis 2011. La dernière preuve en date, et c'est selon le journal al-Akhbar svp, le chef des Marada aurait rencontré Bachar el-Assad à Damas avant de s’envoler à Paris pour voir Saad Hariri, il y a quelques jours. Tertio, il lui sera très difficile de le faire élire. Geagea et Aoun feront le nécessaire pour bloquer cette option farfelue. Et ils ont une certaine marge de manœuvre étant donné leur importante assise populaire, au sein des communautés chrétiennes et musulmanes. Avec le recul, Hariri aura donc misé sur le mauvais cheval de cette course présidentielle, sans rien gagner en échange.

Reste encore la possibilité que l'idée de Walid Joumblatt, de nommer Sleimane Frangié pour la présidence de la République, et son soutien par certains ténors du Courant du Futur, ne soit pas sérieux. Alors, pourquoi diable ils s'y aventurent ? Je ne vois qu’une seule explication : torpiller la recherche en cours d’une nouvelle loi électorale en compliquant la donne et en poussant le duo Geagea et Aoun dans leurs derniers retranchements, quitte à compromettre l'élection présidentielle. J’irai même plus loin, cette option permettrait de gagner du temps de palabres et d’imposer à terme, la tenue des prochaines élections législatives sous la loi de 1960. Eh oui, on a commencé avec un secret de Polichinelle et on va terminer avec un secret de Polichinelle. Tout le monde sait, sans oser l’avouer, que le statu quo actuel, sans élections législatives ou élections législatives sous la loi de 1960, arrange, disons plutôt, ne déplait pas aux partis musulmans (elle permet au Courant du Futur, Parti socialiste, Amal et Hezbollah, de garder leur poids politique actuel), mais dérange et déplait au plus haut degré les partis chrétiens (Forces libanaises, Kataeb et Courant patriotique libre, se considèrent lésés par la loi de 1960). Il est là le fond du problème. Tout le reste n’est que balivernes. Certes, l’élection à la magistrature suprême est importante mais elle ne pèse pas sur le cours des événements et sur l’avenir du Liban. Par contre, les élections législatives, si ! Ce sont ces dernières qui détermineront le poids des partis politiques libanais, ainsi que la couleur du Parlement et gouvernement. Comme par hasard LE grand perdant d'une modernisation de la loi électorale au Liban est Walid Joumblatt, l'initiateur de l'idée d'une candidature de Sleimane Frangié. Dans une moindre mesure, on retrouve aussi le Courant du Futur parmi les partis lésés, ce qui explique le ralliement de certains figures sunnites au leader druze.

Parlons peu, mais parlons bien. Les intérêts suprêmes de la nation exigent d’abord, l’abandon des manœuvres politiciennes à haut risque, comme l'idée joumblattienne de la candidature de Sleimane Frangié, pour toutes les raisons évoquées précédemment. Il faut ensuite, organiser immédiatement l’élection d’un président de la République. Sur ce point une seule règle, pour tous, se rendre à la 33e séance électorale prévue pour le 16 décembre et voter pour l’un des candidats en lice -Samir Geagea, Michel Aoun, Henri Helou, Sleimane Frangié, voire même, pour Bakhos Baalbaki, Jean Kahwaji, Chamel Roukouz ou Riyad Salamé- et que la démocratie écrase toutes les magouilles politiciennes nauséabondes. Disons sans détour et sans langue de bois, si aujourd’hui, Walid Joumblatt et certains ténors du Futur trouvent qu'on ne peut élire que Sleimane Frangié de toute la liste précédente (qui est loin d'être exhaustive), comme président de la République libanaise, c’est qu’il existe une volonté politique sournoise et hypocrite de ne mettre à ce poste qu’un tocard, un terme qui signifie littéralement, sauf votre respect, « une personne sans capacités et sans envergure ». Je crains que ça ne soit la triste vérité. Enfin, il est impératif de tenir au plus vite des élections législatives sous une loi électorale moderne, la circonscription uninominale à deux tours. Assez d'interminables palabres, qui durent depuis plus de six ans, sur le découpage électoral et le dosage proportionnel. A défaut, on peut se rabattre sur le tirage au sort. Comme l’a si bien dit l’écrivain français et penseur des Lumières, Montesquieu, « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie ». Et comment ! Avant que je n’oublie, le torpillage de la recherche d’une loi électorale progressiste, qui répond aux aspirations des Libanais et assure une bonne représentativité du peuple au Parlement, dans ce contexte malsain à tous les niveaux et de discorde islamo-chrétienne palpable, fera renaitre de ses cendres le projet de « vote intracommunautaire » (la loi orthodoxe), et donnera de l’eau au moulin des tenants du « fédéralisme ». On ne joue pas avec le feu, sans se brûler les doigts.

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