Pour certains, l’union des deux hommes
méritait des tzolghot retentissants.
You you you you you ! Pour d’autres,
du dédain et rien de plus. Ouhhhhhhh !
Une chose est sûre, tout le
malentendu autour de la rencontre entre Samir Geagea et Michel Aoun vient du
fait que les Libanais lui ont accordé plus d’importance qu’elle ne méritait en
réalité. En écoutant et en lisant une partie de ce qui s’est dit et s'est écrit à
ce sujet sur Facebook et sur Twitter, il
est clair que les deux camps, les contents comme les mécontents, ont commis trois erreurs d’appréciation dans leur
jugement.
D’abord,
de sous-entendre qu’il s’agit d’une première réconciliation personnelle entre
les deux hommes, qui
aurait dû intervenir plus tôt. Ce n’est absolument pas le cas. Celle-ci a déjà
eu lieu le 18 mai 2005. Elle était
impossible pendant la période de terreur qu’exerçaient les troupes d’occupation
syriennes au Liban entre 1990 et 2005, du fait que les protagonistes étaient
l’un emprisonné et l’autre en exil. Certes, aujourd’hui le contexte est
fondamentalement différent de l’époque: el-hakim
est libre et toujours anti-régime syrien, el-général
est double champion législatif et pro-régime syrien. Il n’empêche que la
rencontre elle-même n’est donc pas une première.
Ensuite,
de laisser entendre que cette rencontre entre les deux anciens ennemis est un
événement extraordinaire. Ce n’est pas le cas non plus. Celle qui répond à ce
critère a déjà eu lieu, elle aussi. Beaucoup de gens ont oublié, ou ne
connaissent pas, cette journée du 20 février
1989 des années sombres de la confrontation armée interchrétienne entre les
deux hommes (1988-1990), où le convoi du chef des Forces libanaises, qui se
dirigeait vers le palais de Baabda où campait le Premier ministre intérimaire
de l’époque et commandant de l’armée libanaise, a été criblé de balles aux
alentours de Jisr el-Bacha, dans des
circonstances controversées à l’intérieur d’un périmètre qui était entièrement
contrôlé par la troupe. Malgré la mort d’un de ses gardes du corps, Samir
Geagea continuera sa route ce jour-là et rencontrera Michel Aoun, dans une
ultime tentative pour éviter l’embrasement des régions chrétiennes.
Enfin,
de prétendre que les chefs chrétiens complotent contre les autres partenaires
de la nation,
les musulmans et les chrétiens indépendants. Il est sans doute utile dans les
périodes de turbulence et de déchainement passionnel politique, de rappeler les faits. Les deux adversaires se retrouvent autour
de certains points politiques regroupés dans ce que les protagonistes eux-mêmes
appellent la « Déclaration des intentions ». Ce titre à lui seul,
montre toute la prudence des deux leaders par rapport à leur propre démarche.
Il regroupe d’ailleurs deux termes qui auraient dû pousser les Libanais à
ramener cette rencontre à sa juste valeur. Dans ce sillage, je rappelle que l’accord
conclu entre Michel Aoun et Hassan Nasrallah en 2006, était lui un « Document
d’entente », c’est pour dire combien la nuance peut être grande et
qu’à ce niveau de la diplomatie nationale, le choix des mots n’a rien de
fortuit.
Les
discussions entre ces deux partis libanais ont démarré il y a belle lurette.
Personne ne se souvient quand précisément d’ailleurs puisque les gens ne
misaient pas cinq piastres sur les chances de succès d’une telle initiative. Elles
se sont imposées dans un contexte de
blocage national inouï de la vie politique libanaise, qui est directement lié à
l’issue de la guerre civile syrienne par la faute essentielle du 8 Mars,
notamment du Hezbollah, une milice engagée de son propre aveu dans une « bataille existentielle »,
qui renvoie aux calendes grecques toutes les autres batailles, les élections
présidentielle et législative libanaises en tête. Mais, le 14 Mars n’était pas en
reste sur ce plan. Dès les premiers jours du soulèvement populaire syrien le 15
mars 2011, le « camp souverainiste » a fait de la chute de Bachar
el-Assad une affaire nationale libanaise de la plus haute importance. Cette
faute du 14 Mars est bien incarnée par l’attitude saugrenue du dénommé Okab
Sakr par exemple, un député de la nation plus préoccupé par la révolution
syrienne que par les élections libanaises.
Ce
blocage de la vie politique libanaise se traduit aujourd’hui par l’incapacité
d’élire un nouveau président de la République libanaise, depuis plus d’un
an, et la paralysie totale du
fonctionnement du Parlement libanais, dont le pouvoir a été autoprorogé de
quatre ans, un mandat gratis inespéré pour des députés dont le rendement est
des plus médiocres au monde.
Le
contexte régional y était aussi pour beaucoup dans la rencontre Geagea-Aoun. Au moment où le Moyen-Orient est pleinement engagé dans
une guerre de cent ans, entre les sunnites et les chiites, où le chef de la
milice chiite libanaise vient d’annoncer aux Libanais que « la bataille de jurd Ersal (contre les djihadistes sunnites qui sont à
cheval sur la frontière syro-libanaise) a été lancée et elle se poursuivra
jusqu'à atteindre les objectifs », les
leaders chrétiens ne pouvaient pas rester les bras croisés à regarder ce seul
Etat arabe présidé par un chrétien, aux termes du Pacte national
islamo-chrétien conclu en 1943, agoniser,
et ce seul pays à majorité musulmane, où les communautés chrétiennes ont un
rôle prépondérant à jouer, s’engager dans un déclin irrémédiable.
Comme je l’ai affirmé à maintes reprises, le sort des communautés chrétiennes en
Orient, doit rester étroitement lié à celui des communautés musulmanes de
leur environnement, pour le meilleur comme pour le pire. Les chrétiens du
Liban, de Syrie ou d’Irak, ne doivent pas oublier une seconde que les premières
victimes de « l’Etat islamique / Daech » sont sunnites, et que
l’implication du Hezbollah ou de l’Iran dans les guerres régionales ne rendent
pas les exactions anti-chiites moins infâmes que celles qui les visent, même
si les chrétiens ne font pas partie eux, des conflits régionaux.
Ceci doit être réciproque
aussi : les musulmans en
Orient doivent être conscients des menaces spécifiques qui pèsent sur leurs
compatriotes chrétiens. Celles-ci sont de trois ordres.
- A
court terme, les menaces sont radicales. Elles viennent du fait que les
chrétiens d’Orient sont dans la ligne de mire d’organisations djihadistes sunnites syro-irakiennes,
Daech-Nosra & Co, en tant que « communautés chrétiennes », des infidèles
sur le plan collectif, et non en tant qu’individus infidèles qui suivent mal
les « règles islamiques ».
- A
moyen terme, les menaces sont sournoises. Elles sont liées à la perversité
du régime fasciste alaouite en Syrie,
qui fait miroiter aux minorités chrétiennes en Syrie et surtout au Liban, qu’il en est
le protecteur, alors que la tyrannie des Assad, père et fils, fut un désastre
pour elles, puisqu’elle a assassiné et qu’elle est soupçonnée d’avoir assassiné,
par les (Habib) Chartouni du règne de Hafez et les (Michel) Samaha du règne de
Bachar, des chrétiens dans le cas de ces deux terroristes, et parce qu’elle a exilé et emprisonné aussi, les principaux leaders et
personnalités chrétiennes au Liban, notamment maronites : Bachir Gemayel, René
Mouawad, Samir Kassir, Gebrane Tuéni, Pierre Gemayel, Raymond Eddé, Amine
Gemayel, Michel Aoun et Samir Geagea.
- A
long terme, les menaces sont subtiles. Elles proviennent du leurre que le
salut des chrétiens en Orient réside dans une alliance avec la minorité chiite arabe. Indépendamment des facteurs
historico-religieux qui opposent les deux composantes de l’islam, les minorités
chiites dans le monde arabe peuvent se permettre de rentrer dans une
confrontation longue et ouverte avec la majorité sunnite, mais pas les
minorités chrétiennes. Il serait illusoire et niais de croire que ces
dernières, à la démographie relative déclinante, du fait d’un taux de fécondité
plus faible et d’une plus forte émigration par rapport aux autres communautés,
notamment chiite, peuvent s’offrir le même luxe sans y laisser des plumes.
Ceci étant dit, comment peut-on sérieusement demander aux musulmans en Orient d'être conscients des menaces spécifiques qui pèsent sur leurs compatriotes chrétiens quand certains de leurs leaders religieux et politiques ne le sont pas? La visite du patriarche maronite Bechara Raï à Damas aujourd'hui et l'alignement politique du leader maronite Michel Aoun sur l'axe Dahiyé-Damas-Téhéran depuis neuf ans, montrent que ces deux leaders chrétiens libanais ont une courte vision de l'ensemble des menaces auxquelles doivent faire face les chrétiens du Liban.
La
rencontre interchrétienne de cette semaine rappelle naturellement le dialogue
intermusulman, entre le Courant du Futur et le Hezbollah. Bien que ce
dernier soit plus surprenant que la première sur le plan éthique, puisque cinq
membres du parti chiite sont actuellement jugés pour l’assassinat du fondateur
du parti sunnite (Rafic Hariri), le dialogue intermusulman n’a pas déchainé les
passions à l’égard de ses initiateurs, Saad Hariri et Hassan Nasrallah, autant que la
rencontre interchrétienne. L’initiative
des leaders chrétiens, qui s’est concrétisée par la visite surprise de Samir
Geagea à Michel Aoun le 2 juin, a été plutôt bien accueillie dans les rangs des
sympathisants chrétiens des deux camps. Alors que les insultes étaient
monnaie courante entre aouniyé wel qouwet,
on sentait des deux côtés, à travers les réactions sur les réseaux sociaux, une
vraie volonté d’enterrer les haches de guerre. Seuls el touyouss, les têtes
de mules, des deux partis se sont montrés récalcitrants. Ils n'étaient pas si nombreux il
faut dire. On a noté par ailleurs, une absence
d’intérêt particulier pour cet événement dans les milieux musulmans, aussi
bien au niveau des leaders politiques qu’au niveau populaire. Les réactions populaires les plus hostiles contre ce
dialogue et cette rencontre étaient venues paradoxalement de personnes qui ne sont pas sympathisants ni de l’un ni de l’autre parti, bien que
chrétiens.
Et pourtant, si ces râleurs invétérés qui rouspètent pour un oui, pour un non, s’étaient donnés la peine de lire ne
serait-ce que le préambule et la postface de la « Déclaration des intentions », en considérant que la
farce linguistique entre les deux n’est que palabres au pays des palabres, 2art 7aké fi bilad 2art el 7aké, ils
auraient appris d’une part, que l’objectif
de ce dialogue et de cette rencontre, et de tout ce qui en a découlé, est
de « purifier
la mémoire, des climats de rivalité politique qui a
marqué la relation (entre les partis du Courant patriotique libre et des Forces
libanaises depuis 25 ans), et de regarder en conséquence, vers un avenir où
règne la compétition politique loyale ou la coopération politique, voire les
deux », et d’autre part, que « les
deux parties s’engagent à garder les principes de la Constitution et du Pacte
au-dessus de la compétition politique ». Non mais, que demande le peuple de plus ? Wallah el3azim rawéyé. A bien y réfléchir, une grande partie du peuple, toutes appartenances communautaires et tendances politiques confondues, veut quand même un
président de la République libanaise et une reprise de la vie politique au Liban, en vertu du Pacte national et de la Constitution
libanaise, si ce n’est pas trop demander ! Et sur ce point, y a pas photo.