Avouez que l'imminence d'une éventuelle élection de Michel Aoun comme 13e président de la République libanaise mérite bien une trilogie. Cet article est le 3e et le dernier volet sur la question. Je le justifie par le fait qu'il me semble que certains députés libanais méconnaissent gravement la
Constitution du pays du Cèdre. Je vais donc prendre un peu de temps à quelques heures du scrutin, pour leur expliquer quelques points importants qui y
figurent, avant qu'ils ne s'engagent avec leur voix à la légère et
n'engagent le Liban sur une voie hasardeuse.
D'abord,
un mot sur le boycott. Il n'y a aucune référence dans la
Constitution libanaise ni sur la mythologie du « droit de
boycott » des séances parlementaires de l'élection
présidentielle, ni sur le quorum nécessaire pour les valider. Yi
ma3'2oul et pourquoi? Eh bien, parce que les Pères fondateurs
n'ont pas imaginé la moitié d'un quart de seconde que 88 ans après
la mise en place des fondations de la République libanaise, que des
enfants de la patrie, décideront heik 3azaw2oun arbitrairement, de ne pas participer à l'élection du chef de
l'Etat. Wou mech enno marra aw tnein, 44 fois svp ! A
l'arrivée, nous avons eu deux ans et demi de boycott, ainsi que 890
jours de vacance du pouvoir présidentiel. Et comble du surréalisme
politique, des ex-souverainistes, qu'ils le veuillent ou pas, ont
fini par leur donner raison indirectement. Et ce qui me dérange
au plus haut degré dans cette histoire absurde, ce n'est pas seulement cette
méprisable prime au boycott qu'ils ont accordée, c'est le fait que
les boycotteurs attitrés de la République libanaise, les députés
de Michel Aoun et de Hassan Nasrallah, ne semblent rien regretter et
sont naturellement disposés à recommencer. Politique pathétique,
bienvenue au Liban.
Passons
ensuite sur le quorum. Le Parlement libanais compte au grand
complet 128 députés. Le quorum de l'élection présidentielle est
fixé arbitrairement à 2/3. Ceci signifie que 86 députés doivent
être présents dans l'hémicycle pour déclarer la séance
électorale ouverte. Cette question a fait couler beaucoup d'encre au
Liban depuis la vacance de 2007-2008. Il n'empêche que je suis
plutôt d'accord avec Nabih Berri sur son approche
constitutionnelle à ce sujet et ceci pour diverses raisons. D'une part,
parce que l'élection du président de la République n'est pas un
acte parlementaire ordinaire dans un pays ordinaire et qu'on peut faire passer à la majorité
ordinaire. C'est discutable, je l'avoue. D'autre part, à mon humble avis, le chef de l'Etat libanais doit bénéficier d'une légitimité islamo-chrétienne
pour exercer ses fonctions au Liban. Celle-ci ne peut être acquise que par la
présence des 2/3 des députés libanais, au moment de l'élection, toutes appartenances
communautaires et tendances politiques confondues. Les Pères
fondateurs étaient bien conscients qu'à une époque où les
communautés chrétiennes dominaient sur le plan démographique et
parlementaire, cette disposition devait permettre aussi
d'éviter que les députés chrétiens ne puissent élire un
président sans le consentement des députés musulmans et contre leur gré. Aujourd'hui, nous sommes exactement dans une situation inversée. C'est
entièrement dans l'esprit du Pacte national de 1943. Tout est
imaginé pour renforcer la confiance mutuelle, la cohabitation
communautaire et l'entente entre les Chrétiens et les Musulmans.
C'était ainsi et ça doit le rester, ad vitam aeternam.
Abordons
enfin, l'élection présidentielle proprement dite. Pour que
Michel Aoun soit élu dès le 1er tour, il faut qu'il obtient « la
majorité des 2/3 des suffrages ». Aux tours suivants, « la
majorité absolue suffit » pour obtenir le Graal. Dans tous
les cas de figure, ce que certains députés et même des
journalistes ne savent pas, c'est que les deux notions de "suffrages" et de "majorité absolue" renvoient plutôt aux suffrages exprimés et qu'au nombre total de députés, présents et absents. Il y a là une nuance aux
nombreuses conséquences.
D'une
part, les bulletins doivent être valides. Pas de gribouillage
sur le papier évidemment. On ne peut pas noter par exemple la liste des courses, la recette des brownies ou le numéro de téléphone du coiffeur du collègue de gauche. Il faut
inscrire le nom du candidat sans fioritures. Pas de petits cœurs de
circonstance et je ne sais quoi d'autres. Pas de noms de défunts non plus,
comme l'auraient fait des députés du parti de Michel Aoun lors de
la 1re séance électorale en avril 2014, qui ont inscrit les noms de
Rachid Karamé et Tony Sleimane Frangié (deux personnalités dont
l'assassinat est attribué par les intéressés à Samir Geagea). Montrez par ailleurs, son
vote à la caméra, comme l'a souhaité le chef du Hezbollah, pour
prouver que ses députés veulent vraiment Michel Aoun, est
impossible. Une telle imprudence invalide les bulletins. Ni les fatwa
de Nabih Berri, comme la « législation de nécessité »
(techri3 el daroura), ni même le « règlement du
Parlement » (qanoun el majliss), comme l'a affirmé Hassan
Nasrallah dimanche dernier dans son discours, ne peuvent rendre l'astuce
possible. Ce n'est pas parce que Bakhos Baalbaki et ses friends
veulent installer le doute dans les esprits des sympathisants de
Michel Aoun (sur le fait qu'au fond, cela fait deux ans et demi que
le Hezb ne veut ni de président ni du Général et ce n'est que récemment après la "transaction politicienne" qu'il a changé d'avis), mais tout
simplement parce que l'action est anti-constitutionnelle puisque
l'élection présidentielle libanaise se déroule selon un mode de
« scrutin secret », comme
le précise l'article 49 de la Constitution.
D'autre
part, et là je prie les députés frondeurs d'ouvrir bien leurs
pupilles. Les bulletins blancs ne peuvent pas être comptabilisés dans
l'élection présidentielle, au Liban comme ailleurs. C'est comme
s'ils n'ont jamais existé. Les députés qui voteront blancs
sont donc pour une grande partie hypocrites. C'est le cas de Sleimane Frangié et ses
friends. Les autres, les sincères, ignorent les conséquences
désastreuses de ce qu'ils s'apprêtent à faire. Non seulement leur
vote n'y changera rien, mais pire encore, il permettra à Michel Aoun
d'avoir de bonnes chances d'être élu dès le 2e tour, voire même le 1re tour. Eh oui ! Mais pourquoi donc ? Explications.
Comme je l'ai précisé plus haut, une fois qu'on a passé le 1er tour, où il faut recueillir 2/3 des suffrages pour aller décorer la route de Baabda avec des guirlandes oranges, Michel Aoun peut être élu dès le 2e tour à la majorité absolue, soit la moitié des bulletins conformes plus un, à l'exclusion de tous les votes blancs et non validés. Cela étant dit, pour mieux comprendre le piège du vote blanc, deux exemples concrets et réalistes.
Premier
cas de figure. Allez, supposons que les 127 députés seront présents au
Parlement ce lundi et imaginons un 2e tour dont le dépouillement donnera les résultats
suivants : 0 bulletins « Vote blanc », 51 bulletins
« Michel Aoun », 29 bulletins « Samir Geagea », 24 bulletins « Dory Chamoun », 19 bulletins « Sleimane Frangié », 3 bulletins « Henri Helou » et 1 bulletin
« Bakhos Baalbaki ». La majorité absolue étant fixée
d'après la Constitution à (127 bulletins valides ÷ 2) + 1 = 65 voix, Michel Aoun n'est pas élu. Bon, il piquera une grave crise de nerfs et dira aux députés ce qu'il a déjà asséné à maintes reprises dans le passé, comme au cours de cette conférence de presse agitée du 7 juillet 2015 : « Si vous (les députés autoprorogés) aviez une once de dignité, vous démissionneriez et vous rentreriez chez vous... La majorité actuelle n'a pas le droit d'élire le président... Tout le Parlement est illégal... Nous devons élire de nouveaux députés et c'est à eux qu'il reviendra d'élire le nouveau président de la République... Qui leur (les députés actuels, càd ceux qui se rendront place de l'Etoile ce lundi à midi pour l'élire!) a donné le droit de dire qu'il faut élire le président d'abord? C'est une honte. » Eh oui, c'est le Général dans toute sa splendeur !
Prenons maintenant un autre exemple, un 3e tour avec un dépouillement donnent les résultats
suivants : 22 bulletins « Vote blanc », 51 bulletins
« Michel Aoun », 29 bulletins « Samir Geagea », 19 bulletins « Sleimane Frangié », 4 bulletins « el-Général »,
2 bulletins « Tarattatta », 1 bulletin « La liste de
courses de lundi soir de Gilberte Zoueine » et 1 bulletin « Qu'est-ce que je me suis manqué au cours de ces six dernières années? Okab Sakr ». Les bulletins blancs et les bulletins non
conformes, soit au total 30 papiers, seront mis à la poubelle
comme le veut la Constitution. La majorité absolue étant alors
déterminée par la moitié des votes exprimés et valides plus un, soit (97 ÷ 2) + 1 = 50, Michel Aoun est élu président de la République
libanaise, avec le même nombre de voix que le premier exemple, grâce aux génies du vote blanc, qui ont rendu l'impossible possible.
Par
conséquent, qui veut sérieusement barrer la route à Michel Aoun,
peut tout faire SAUF voter blanc ou gribouiller sur son bulletin de vote. Théoriquement, c'est possible. Mais en pratique, est-ce qu'il y a encore des députés qui veulent le faire ? Tant pis, chacun assumera son vote et à bon entendeur, salut ! Et avant que je n'oublie, mes salutations distinguées à ces
députés à l'hypocrisie débordante, qui veulent sauver la face avec le subterfuge
politique grotesque du « vote blanc ».
Post-scriptum
Nulle
part dans la Constitution libanaise qui établit le cadre légal de
l'élection présidentielle au Liban, notamment l'article 49, il
n'est écrit qu'on doit tenir compte du « nombre total des
membres du parlement » pour valider l'élection au 1er tour et aux tours suivants. Qu'elle fut grand ma surprise, de découvrir qu'il
s'agit des usages et non du texte constitutionnel.
Voici
l'alinéa de l'article 49 qui aborde le sujet et qui remonte à la
Constitution de 1926 et que l'on retrouve naturellement sur le site internet de la Présidence de la République libanaise. « Le Président de la
République est élu, au premier tour, au scrutin secret à la
majorité des deux tiers des suffrages par la Chambre des députés.
Aux tours de scrutins suivants, la majorité absolue suffit. »
Donc, au 1er tour on parle de « suffrages ». Or, les
suffrages ce sont des votes exprimés, respectant les règles, et non
les députés, présents et absents. Au 2e tour, on parle de «
majorité absolue ». Or, il est communément admis dans toutes
les législations du monde, que la majorité absolue se réfère à
50%+1 des suffrages exprimés, càd des votes valides, qui ne
tiennent pas compte des votes blancs.
Ainsi, une question s'impose et nous laisse dans le désarroi le plus total : est-ce que les dirigeants libanais interprètent mal la Constitution libanaise depuis que celle-ci existe? Dans tous les cas, la
conclusion est évidente : on a encore un problème d'interprétation
arbitraire de la Constitution libanaise, qu'il va falloir tirer au
clair et au plus vite.