samedi 2 avril 2016

Vous préférez qu’on l’appelle « Ammo (oncle) Joseph » ou « el-saffa7 (le sanguinaire) » ? Quoi qu'il en soit, Joseph Saadé, le catalyseur du « Samedi noir », est mort (Art.348)


C’est un exercice intellectuel auquel que je m’adonne souvent. Une sorte de jeu de société pour un brainstorming seul dans mon coin, en tête-à-tête ou entre amis. Il consiste à décider arbitrairement de changer un seul élément du passé et à réfléchir à la suite des événements. Imaginons par exemple que W., George W. Bush, n’était resté qu’un cowboy raté du Texas, que papy Assad n’avait qu’une couille à dégénérescence rapide, comme Hitler, et que Walid Joumblatt en avait quatre ! Hein, on n’en serait pas là, ni au Liban ni dans le reste du Moyen-Orient ?

La guerre du Liban a tué 120 000 personnes, dont une majorité de civils qui ne sont pas morts paisiblement dans leur lit. En tout cas, pas d’une belle mort. Certains ont été tués par des forces étrangères, comme les milices palestiniennes, qui constituaient un état dans l’Etat, d’autres par les forces syriennes ou israéliennes, qui occupaient le Liban, officieusement ou officiellement. Néanmoins, beaucoup ont été tués par les milices libanaises, toutes appartenances communautaires et tendances politiques confondues. Au Liban, on pouvait mourir dans les bombardements aveugles ou les explosions de voitures piégées, à distance ou à proximité, par balle ou au couteau, dans une bataille ou sur un barrage milicien, pour une noble cause ou pour un mot de trop.

Un des événements les plus horribles de la guerre civile libanaise fut déclenché par un seul homme, un dénommé Joseph Saadé, après le meurtre odieux de quatre combattants chrétiens des Kataeb, tués dans des circonstances atroces par des Palestiniens. Parmi les victimes figurait le fils de Joseph Saadé, qui a été rendu à son père mutilé. Joseph Saadé était journaliste sportif et maquettiste à L’Orient-Le Jour. Il vient de mourir. A cette occasion, l’OLJ nous a dressé le 31 mars, un portait du bonhomme, plutôt sympathique, pour qui ignore les exploits macabres de l’individu, c’est-à-dire une grande partie de ceux qui n’avait pas 15 ans au moment des faits, au début de la guerre civile libanaise : « Sa rigueur... Il savait aussi se montrer bon papa... d'une tendresse parfois surprenante... La guerre coûta très cher à cet homme... Il en fut dévasté. Son côté sombre l'emporta momentanément... » Soit, mais encore !

Pour les autres, ce portait est indécent et choquant. « La rédaction », qui signe la note, a réussi l’exploit de zapper le fait le plus marquant de la vie de ce sinistre personnage. Son surnom « al-saffa7 », le sanguinaire, résume pourtant bien ses faits d’armes. Et pour cause, Joseph Saadé est considéré comme le catalyseur de l’abominable « Samedi noir » ("Harb Loubnan", al-Jazeera, 29:00-41:00), le premier massacre de masse prémédité et perpétré de sang-froid le 6 décembre 1975, par des Libanais chrétiens contre des Libanais et des Palestiniens musulmans (des Egyptiens aussi). On peut lui attribuer la paternité de ce que l’on a appelé, al qatel 3ala el hawiyé, les « meurtres sectaires » qui désignent ces exécutions de masse sommaires de citoyens en se reportant uniquement sur la confession des personnes, qui figurait jadis sur les pièces d’identité. A défaut, les criminels se basaient sur le nom et le prénom, le lieu de naissance et même l’accent. On pouvait difficilement faire plus sordide. Les présumés meurtriers du fils de Joseph Saadé furent arrêtés par la suite et livrés au « saffa7 » qui les a torturés pendant des mois, afin qu’ils avouent le meurtre de son fils, avant de les tuer. L’histoire sordide est racontée par le tortionnaire lui-même dans un livre édité chez Calmann-Lévy, « Victime et bourreau ».

Oui des meurtres abominables ont précédé, comme celui de l’autre fils de Joseph Saadé, un civil tué et mutilé par des musulmans, sur la route de la Bekaa, alors qu’il préparait innocemment un rallye, trois mois avant son frère, tout simplement parce qu’il était chrétien, et des massacres suivront, comme à Damour, survenu six semaines plus tard, où des centaines de Libanais civils ont été tués par des Libanais et des Palestiniens musulmans parce qu’ils étaient tout simplement chrétiens. Les rôles étaient inversés. Oui, la rage et l’engrenage de la guerre sont incontrôlables, on en a eu la preuve à d’innombrables reprises. Oui, Pierre et Bachir Gemayel, William Haoui et d'autres responsables des Kataeb, ont tout fait pour stopper la crise d’hystérie meurtrière des miliciens, qui a dévasté la région du port et du centre-ville en ce jour de décembre, et à défaut, pour protéger les civils musulmans de la vindicte milicienne en les cachant au siège du parti. Mais en vain, tout s’est passé en 90 minutes. Il n’empêche qu’après cette folle journée et à cause d’une histoire tragique personnelle, celle de Joseph Saadé, le Liban tout entier, notamment les communautés chrétiennes, a basculé dans l’horreur de la guerre civile et ses massacres de masse à partir du 6 décembre 1975. Si ce crime contre l’humanité n’avait pas eu lieu, la guerre libanaise aurait peut-être pris une autre direction.

Circonstances aggravantes pour Joseph Saadé, 14 ans après la mort de ses deux fils, il n’avait pas l’air de bien mesurer l’abomination de ses crimes, comme en témoigne son passage dans l’émission Apostrophes le 22 septembre 1989, après la sortie de sa biographie en France. Le Liban, c’était « la jungle ». Il le dira à trois reprises, parce que c’est bien commode, comme si ce mot magique avait le pouvoir d’atténuer les crimes infâmes de la guerre civile libanaise. Il dira clairement dans son livre que si c’était à refaire, « dans les mêmes conditions » précise-t-il chez Pivot, il le ferait encore mieux, plus lentement et plus sauvagement, car à l'époque « chaque jour il y avait des cadavres chrétiens... ce n’est pas nous qui avons commencé, ce sont eux qui nous appris cela ». Et lorsque Barnard Pivot l’interroge pour savoir si son action n’avait pas rendu les deux communautés religieuses chrétiennes et musulmanes irréconciliables, Joseph Saadé pense que « s’il n’y avait pas eu le Samedi noir, il y aurait eu autre chose ». El-saffa7, qui se considère comme un « chrétien pratiquant », a même le culot de rajouter plus loin, « je ne pense pas que j’ai porté tort (à la cause chrétienne) ». C’est c’là oui, et Daech est peut être la meilleure vitrine de l’islam depuis 1 384 ans !

Désolé, l’erreur n’est pas toujours humaine. A un tel niveau, elle est barbare. L’histoire de « Ammo Joseph » comme certains l’appellent (oncle Joseph), « al-saffa7 » (le sanguinaire), surnom bien mérité, et de tous ceux qui ont participé à ce massacre odieux qui a couté la vie à plusieurs dizaines de Libanais, voire deux cents personnes (‘Harb Loubnan’, al-Jazeera, 2001), dont les seuls torts étaient de passer par là et d’être musulmans, prouve magistralement que l’horreur est bel et bien humaine. Elle n’a pas de religion de surcroit. Joseph Saadé n’est pas seul au monde, ni au Liban ni ailleurs. L’histoire de l’humanité est truffée de personnes cruelles et assoiffées de sang. Daech et la tyrannie des Assad n’ont pas le monopole de la barbarie, comme l’ont prouvé Joseph Saadé et d’autres sanguinaires de son espèce, de toutes nationalités et de toutes confessions. Cet homme méritait de croupir en fin fond d’une cellule, loin des plateaux de télévision et des tribunes de journaux. Il gîte maintenant six pieds sous terre. On ne le regrettera pas. Il est mort à l’âge de 87 ans, dans l'indifférence générale des médias libanais, à l'exception de L'Orient-Le Jour. Ses fils à l’âge de 20 et 22 ans. On ne connaitra jamais l’âge moyen de ses nombreuses victimes. Mais une chose est sûre et certaine, elles sont toutes mortes prématurément, comme ses fils, et cette boucherie infâme de ce Samedi noir ne les a pas ramené à la vie. 

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