C’est un exercice intellectuel auquel que je
m’adonne souvent. Une sorte de jeu de société pour un brainstorming seul dans
mon coin, en tête-à-tête ou entre amis. Il consiste à décider arbitrairement de
changer un seul élément du passé et à réfléchir
à la suite des événements. Imaginons par exemple que W., George W. Bush,
n’était resté qu’un cowboy raté du Texas, que papy Assad n’avait qu’une couille
à dégénérescence rapide, comme Hitler, et que Walid Joumblatt en avait quatre !
Hein, on n’en serait pas là, ni au Liban ni dans le reste du Moyen-Orient ?
La
guerre du Liban a tué 120 000 personnes, dont une majorité de civils qui ne
sont pas morts paisiblement dans leur lit. En tout cas, pas d’une belle mort.
Certains ont été tués par des forces
étrangères, comme les milices palestiniennes, qui constituaient un état
dans l’Etat, d’autres par les forces syriennes ou israéliennes, qui occupaient
le Liban, officieusement ou officiellement. Néanmoins, beaucoup ont été tués par les milices libanaises, toutes
appartenances communautaires et tendances politiques confondues. Au Liban, on
pouvait mourir dans les bombardements aveugles ou les explosions de voitures
piégées, à distance ou à proximité, par balle ou au couteau, dans une bataille
ou sur un barrage milicien, pour une noble cause ou pour un mot de trop.
Un des
événements les plus horribles de la guerre civile libanaise fut déclenché par
un seul homme, un dénommé Joseph Saadé, après le meurtre odieux de quatre
combattants chrétiens des Kataeb, tués dans des circonstances atroces par des Palestiniens.
Parmi les victimes figurait le fils de
Joseph Saadé, qui a été rendu à son père mutilé. Joseph Saadé était journaliste sportif et maquettiste à L’Orient-Le Jour. Il vient de mourir.
A cette occasion, l’OLJ nous a dressé le 31 mars, un portait du bonhomme, plutôt sympathique, pour qui ignore les
exploits macabres de l’individu, c’est-à-dire une grande partie de ceux qui
n’avait pas 15 ans au moment des faits, au début de la guerre civile libanaise :
« Sa rigueur... Il savait aussi se
montrer bon papa... d'une tendresse parfois surprenante... La guerre coûta très
cher à cet homme... Il en fut dévasté. Son côté sombre l'emporta momentanément... » Soit, mais encore !
Pour les autres, ce portait est indécent et
choquant. « La rédaction »,
qui signe la note, a réussi l’exploit de zapper le fait le plus marquant de la
vie de ce sinistre personnage. Son
surnom « al-saffa7 », le
sanguinaire, résume pourtant bien ses faits d’armes. Et pour cause, Joseph Saadé est considéré comme le catalyseur de l’abominable
« Samedi noir » ("Harb Loubnan", al-Jazeera, 29:00-41:00), le premier massacre de masse prémédité et perpétré
de sang-froid le 6 décembre 1975, par des Libanais chrétiens contre des
Libanais et des Palestiniens musulmans (des Egyptiens aussi). On peut lui
attribuer la paternité de ce que l’on a appelé, al qatel 3ala el hawiyé, les
« meurtres sectaires » qui désignent ces exécutions de masse sommaires de
citoyens en se reportant uniquement sur la confession des personnes, qui figurait jadis sur les pièces
d’identité. A défaut, les criminels se basaient sur le nom et le prénom, le lieu de
naissance et même l’accent. On pouvait difficilement faire plus sordide. Les
présumés meurtriers du fils de Joseph Saadé furent arrêtés par la suite et
livrés au « saffa7 » qui les a torturés pendant des mois, afin qu’ils
avouent le meurtre de son fils, avant de les tuer. L’histoire sordide est
racontée par le tortionnaire lui-même dans un livre édité chez Calmann-Lévy, « Victime et bourreau ».
Oui des
meurtres abominables ont précédé, comme celui de l’autre fils de Joseph
Saadé, un civil tué et mutilé par des musulmans, sur la route de la Bekaa,
alors qu’il préparait innocemment un rallye, trois mois avant son frère, tout
simplement parce qu’il était chrétien, et
des massacres suivront, comme à Damour, survenu six semaines plus tard, où des centaines de Libanais civils
ont été tués par des Libanais et des Palestiniens musulmans parce qu’ils étaient
tout simplement chrétiens. Les rôles étaient inversés. Oui, la
rage et l’engrenage de la guerre sont incontrôlables, on en a eu la
preuve à d’innombrables reprises. Oui, Pierre et Bachir Gemayel, William Haoui et d'autres responsables des Kataeb, ont tout fait
pour stopper la crise d’hystérie meurtrière des miliciens, qui a dévasté la région du
port et du centre-ville en ce jour de décembre, et à défaut, pour protéger les civils musulmans de la vindicte milicienne en les cachant au siège du parti. Mais en vain, tout s’est passé en 90 minutes. Il n’empêche qu’après
cette folle journée et à cause d’une histoire tragique personnelle, celle de Joseph
Saadé, le Liban tout entier, notamment les communautés chrétiennes, a basculé dans
l’horreur de la guerre civile et ses massacres de masse à partir du 6 décembre
1975. Si ce crime contre l’humanité n’avait pas eu lieu, la guerre
libanaise aurait peut-être pris une autre direction.
Circonstances aggravantes pour Joseph
Saadé, 14 ans après la mort de ses deux fils, il n’avait pas l’air de bien mesurer
l’abomination de ses crimes, comme en témoigne son passage dans l’émission Apostrophes le 22 septembre 1989,
après la sortie de sa biographie en France. Le Liban, c’était « la jungle ». Il le dira à trois
reprises, parce que c’est bien commode, comme si ce mot magique avait le
pouvoir d’atténuer les crimes infâmes de la guerre civile libanaise. Il dira clairement dans son livre que
si c’était à refaire, « dans les mêmes conditions »
précise-t-il chez Pivot, il le ferait
encore mieux, plus lentement et plus sauvagement, car à l'époque « chaque jour il y avait des cadavres chrétiens... ce n’est pas
nous qui avons commencé, ce sont eux qui nous appris cela ». Et
lorsque Barnard Pivot l’interroge pour savoir si son action n’avait
pas rendu les deux communautés religieuses chrétiennes et musulmanes
irréconciliables, Joseph Saadé pense que « s’il n’y avait pas eu le Samedi noir,
il y aurait eu autre chose ». El-saffa7,
qui se considère comme un « chrétien
pratiquant », a même le culot de rajouter plus loin, « je ne pense pas que j’ai porté tort (à
la cause chrétienne) ». C’est c’là oui, et Daech est peut être la
meilleure vitrine de l’islam depuis 1 384 ans !
Désolé, l’erreur n’est pas toujours humaine. A un tel niveau, elle est barbare.
L’histoire de « Ammo Joseph » comme certains l’appellent (oncle
Joseph), « al-saffa7 » (le sanguinaire), surnom bien mérité, et de
tous ceux qui ont participé à ce massacre odieux qui a couté la vie à plusieurs
dizaines de Libanais, voire deux cents personnes (‘Harb Loubnan’, al-Jazeera,
2001), dont les seuls torts étaient de passer par là et d’être musulmans,
prouve magistralement que l’horreur est bel
et bien humaine. Elle n’a pas de religion de surcroit. Joseph Saadé n’est
pas seul au monde, ni au Liban ni ailleurs. L’histoire de l’humanité est truffée
de personnes cruelles et assoiffées de sang. Daech et la tyrannie des Assad n’ont
pas le monopole de la barbarie, comme l’ont prouvé Joseph Saadé et d’autres sanguinaires de son espèce, de toutes
nationalités et de toutes confessions. Cet homme méritait de croupir en fin
fond d’une cellule, loin des plateaux de télévision et des tribunes de
journaux. Il gîte maintenant six pieds sous terre. On ne le regrettera pas. Il
est mort à l’âge de 87 ans, dans l'indifférence générale des médias libanais, à l'exception de L'Orient-Le Jour. Ses fils à l’âge de 20 et 22 ans. On ne connaitra
jamais l’âge moyen de ses nombreuses victimes. Mais une chose est sûre et certaine, elles sont toutes mortes prématurément, comme ses fils, et cette boucherie infâme de ce Samedi noir ne les a pas ramené à la vie.
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