mardi 19 janvier 2016

Au-delà de la « bataille présidentielle », l’enjeu du soutien de Geagea à Aoun reste la « guerre législative » (Art.332)


Il était dispensé de le faire. J’ai bien dit « dispensé » pour barrer la route à Sleimane Frangié, mais il l’a fait quand même. Connaitre toutes les raisons qui ont poussé Samir Geagea à retirer sa candidature à la présidence de la République libanaise pour soutenir Michel Aoun dans sa course présidentielle, est important, mais pas autant que l’évaluation des conséquences de cette décision historique.

A ce stade des péripéties, l’enrobage diplomatique est déconseillé. Il faut parler des choses telles qu’elles se sont présentées et se présentent. Disons-le d’emblée, le Courant du Futur et le Parti socialiste (PS) principalement, ainsi qu'Amal et le Hezbollah secondairement, portent une lourde responsabilité dans cette décision inattendue du président du parti des Forces libanaises (FL) et de l'ancien chef du Courant patriotique libre (CPL).

L’élément majeur qui a pesé de tout son poids dans ce dossier réside dans l’enlisement des pourparlers sur une nouvelle loi électorale. Depuis 2009, on cherche à trouver de quoi remplacer la loi électorale archaïque de 1960, en vain. Deux pôles ont tout fait pour qu’on y reste, c’est le Courant du Futur et le Parti socialiste, et deux pôles se sont accommodés de cette aubaine, Amal et le Hezbollah. Ni Saad Hariri ni Walid Joumblatt ni Nabih Berri ni Hassan Nasrallah n’était pressé pour modifier une loi électorale qui leur est particulièrement favorable, alors que les quatre leaders musulmans savaient à quel point celle-ci ne l’était pas pour les deux leaders chrétiens. Ce fut la première fissure importante dans les relations entre Hariri et Geagea, qui ne fut que partiellement comblée lors du soutien par le premier de la candidature du second, sachant que tout le monde savait que Hakim avait peu de chance d’être élu.

Dans l’autre camp, le Hezbollah a retardé jusqu’à la dernière minute l’adoption publique de la candidature d’Aoun. Il ne l’a fait que contraint et forcé pour sauver son alliance. Le manque de soutien concret du parti chiite aux revendications du général, de la nomination d’un nouveau commandant de l’armée libanaise à l’élaboration d’une nouvelle loi électorale, a fini là aussi, par fissurer la relation entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre.

Déçus par leurs alliés respectifs, Samir Geagea et Michel Aoun, n’avaient guère le choix que d’enterrer la hache de guerre et de se rapprocher. Ceci a donné lieu à une « Déclaration des intentions » construite autour de la nécessité absolue de remplacer la loi électorale actuelle, loi de 1960, par une nouvelle loi, plus représentative pour les Libanais en général, et les Chrétiens en particulier. Les leaders chrétiens ont fait même de ce point une condition sine qua non, pour participer au vote du « bazar des nécessités », en novembre 2012.

Le forcing Geagea-Aoun fut très mal vécu par le Courant du Futur et le Parti socialiste, d’autant plus, qu’il devait conduire, s’il était mené à terme, élections législatives sous une loi électorale représentative, à réduire l’influence des deux partis dans la rue sunnite et druze, en donnant plus de place aux « opposants » des deux communautés, et à mettre un terme au contrôle électorale des candidatures chrétiennes, la rue chiite étant elle, complétement verrouillée par le duo Amal-Hezbollah. Ainsi, tout le monde savait qu'une nouvelle loi électorale diminuera forcément la taille des blocs parlementaires du Futur et du PS au profit des camps chrétiens, FL, CPL et Kataeb. Et c’est là où certains de l’entourage de Walid Joumblatt et de Saad Hariri ont eu la malencontreuse idée de la candidature de Sleimane Frangié, qui fut perçue comme une offense et un coup bas par et contre, Samir Geagea et Michel Aoun, dont l’objectif est de se débarrasser des deux « poids lourds » chrétiens et de s’affranchir d’une nouvelle loi électorale, qui était l’enjeu non avoué de la candidature de Frangié.

Acculés par leurs camps respectifs, Geagea et Aoun, n’avaient donc plus le choix que de se rapprocher davantage. La nouvelle alliance chrétienne, qui se concrétise par le soutien de Samir Geagea à Michel Aoun, vise avant tout à renvoyer la candidature de Frangié six pieds sous terre, le candidat de Joumblatt-Hariri, un objectif qui arrangera les affaires de Geagea-Aoun. Mais, celle-ci y était déjà, par la libération de Michel Samaha, alors pourquoi insister ? Si Michel Aoun est sorti glorifier de ce soutien, Samir Geagea était d’autant plus dispensé de le faire que les retombées pour les FL sont discutables. A commencer sur le plan éthique. A tort ou à raison, qu'importe, son image d'homme d'Etat est égratignée, même si sa décision prouve à quel point son intérêt personnel passe au second plan par rapport à certains hommes politiques libanais. En effet, tout ce qui s’est dit sur Sleimane Frangié s’applique sur Michel Aoun. Le général est favorable au régime syrien, il ne l’a jamais renié. Il a même signé une alliance avec le Hezbollah, toujours valide svp. Les deux hommes sont ex æquo dans les dérapages, innombrables et mémorables. Alors, par quel miracle et selon quel principe doit-on refuser l’un et accepter l’autre ? Certes, la popularité du général dans la rue chrétienne est un argument de poids. Mais, comment peut-on zapper le fait que par sa décision inattendue, Samir Geagea encourage, félicite et récompense Michel Aoun, d’avoir bloqué l’élection présidentielle au Liban pendant 20 mois, en boycottant 33 séances électorales ?

Et ce n’est pas tout. Il n’est pas certain que Samir Geagea gagnera l’entière sympathie des partisans de Michel Aoun. Et vice versa. En tout cas, il y a gros à parier que l’embellie ne sera que temporaire, les sujets de divergences profondes sont très nombreux. Etre d'accord sur des généralités et la théorie, ces dix points typiquement 14-Mars qu'Aoun s'est engagé à respecter (dont la nécessité de voter une nouvelle loi électorale moderne), ne peut faire oublier que le diable se cache dans les détails et la pratique (comment se traduira par exemple, le contrôle de la frontière syro-libanaise dans les deux sens?). Faut pas rêver ! En somme, Geagea risque de perdre l’estime d’une frange des partisans du 14-Mars, au sein des Forces libanaises même. Pire encore, en soutenant Aoun, el-Hakim a dilapidé une partie du capital de sympathie gagné durement depuis plus de dix ans, dans la rue sunnite. Donc, son « capital chrétien ou laïc » n’évoluera pas d’une manière spectaculaire, son « capital sunnite » s’effondrera, son « capital chiite ou druze » ne bougera pas d’un iota, bilan des courses, son « capital libanais » baissera. Pour le Général, rien ne changera vraiment. Et pourtant, il l'a fait, en se désistant au profit de son adversaire.

Le nouveau cheval de la course présidentielle, Michel Aoun, a peu de chance de franchir la ligne d'arrivée, puisque tous les leaders musulmans lui sont actuellement hostiles : Hariri, Joumblatt, Berri, et même Nasrallah, ne sont pas enthousiastes pour combler la vacance présidentielle par le Général. Ce n’est pas leur priorité, encore moins maintenant. Le Hezbollah, tout comme la République islamique d'Iran, préfère garder cette carte pour les jours difficiles. Le parti chiite trouvera une excuse pour torpiller encore l’élection présidentielle sous le prétexte bidon, comme il l’a fait pour Frangié, de retrouver l’unité du camp du 8-Mars sur une seule candidature ou la nécessité de trouver un compromis sur tous les dossiers en suspens, blablabla. Effet indésirable, le Hezbollah et le Futur, mais aussi Amal et le Parti socialiste, on revient à « l’alliance quadripartite », s’entendront probablement pour barrer la route de Baabda au général de Rabié, chacun ses raisons. Comment réagira dans ce cas Michel Aoun ? Nul ne le sait, mais il ne rompra probablement pas avec le Hezbollah pour des raisons électorales et politiciennes.

Plus grave encore, même s’il n’y a pas de divorce pour l’instant entre Saad Hariri et Samir Geagea, il y a bel et bien, une séparation des corps et la liberté de mœurs pour les deux leaders, le premier dialogue avec Nasrallah, le deuxième avec Michel Aoun. En soutenant Aoun, Geagea s’engage en réalité dans deux dossiers politiques aux côtés du général et non aux côtés du cheikh : la « bataille présidentielle », qui n’est qu’une bataille secondaire, et la « guerre législative », la mère de toutes les batailles et tous les combats, celle qui déterminera le poids politique des uns et des autres. Pour la « bataille présidentielle », Geagea a peu de chance de placer « son » candidat. Elle serait donc perdue d’avance. Alors, pourquoi s’y engager ? Peut-être que cette option fait partie de sa tactique, qui consiste à faire d’une pierre deux coups. En soutenant Michel Aoun, hakim Maarab grillerait à la fois la candidature du général de Rabié et du beik de Zgharta, et la sienne aussi. On reviendra à la recherche du candidat de compromis. Le hic, c’est que du fait de son nouveau positionnement, il pourrait perdre également la guerre de la nouvelle loi électorale et des législatives, ce qui est beaucoup plus grave. Il n’est pas difficile d’imaginer que sormais, le Courant du Futur tiendra plus que jamais, à la loi électorale de 1960, ou militera pour une autre qui lui est favorable, voire, il bloquera sans état d’âme une loi qui lui est défavorable. Du fait de son alliance avec le Hezbollah, qu’il ne s’engage pas à rompre, et de sa popularité dans la rue chrétienne, Michel Aoun pourrait très bien s’en accommoder. Pas les Forces libanaises.

Les spéculations iront bon train ce matin. Et elles dérailleront certainement. Mais, deux choses sont sûres et certaines. Sur le plan humain, nous ne pouvons que nous réjouir de voir autant de sourires et d'espoir à Maarab, entre les frères ennemis, FL-CPL . Mais sur le plan politique, ce rapprochement suscite des inquiétudes et des déceptions. Dans sa décision hier, Samir Geagea n’a pas voulu tenir compte d’un élément fondamental. Ce que ses partisans chrétiens aiment chez lui, depuis toujours, et c’est précisément ce qui a séduit ses compatriotes musulmans, ce sont sa droiture et sa détermination, ainsi que son attachement aux principes et sa capacité à affronter ses adversaires. Il avait la possibilité aujourd’hui de rassembler tous les Libanais mécontents de la politique politicienne et des compromis nauséabonds, ainsi que tous les opposants au régime de Bachar el-Assad et au Hezbollah, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, surtout au sein de la communauté sunnite. En dépit de ses qualités, Saad Hariri n’a pas réussi à prendre la relève de son père, Rafic Hariri. En exil, voguant de compromis en compromis, de la visite absurde à Bachar el-Assad au dialogue stérile avec le Hezbollah, et jusqu’à l’adoption abjecte de la candidature de celui qui se considère comme le « frère » de tyran de Damas et ne formant « qu’une seule personne » avec Hassan Nasrallah, deux entités soupçonnées de l’assassinat de Rafic Hariri et des personnalités du 14-Mars, une frange des Sunnites voyaient en Samir Geagea, ce chrétien maronite, l’homme providentiel. Il pouvait devenir une sorte de Mandela des communautés chrétiennes et musulmanes libanaises. Il a décidé de décliner ce rendez-vous historique à cause de cet engagement politique, aux côtés du général, qui permettra peut-être, de doter le Liban d'une loi électorale moderne et représentative de toutes les communautés et de toutes les tendances politiques. Mais, hélas, l’histoire n’est pas comme le facteur de ce vieux film américain, elle ne sonne pas toujours deux fois. Il va donc falloir forcer le destin pour prendre un autre rendez-vous. En attendant, la politique politicienne au Liban suivra son cours, comme un long fleuve tranquille.


Post-scriptum

Samir Geagea aurait dû soumettre son soutien à Michel Aoun pour la présidence de la République libanaise, à LA condition, ne serait-ce que symbolique, de déchirer la « Feuille d’entente » signée le 6 février 2006 avec Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, comme je l’ai suggéré la veille de la vacance présidentielle au 14-Mars et aux deux candidats, il y a près 20 mois*, et d'annoncer urbi et orbi, la rupture de ses relations diplomatiques avec le régime syrien et le régime des mollahs. D'ailleurs, on aurait pu éviter la vacance présidentielle et gagner près de deux ans d'activités normales. Tenez, mieux vaut tard que jamais. On peut même fixer le 6 février 2016, comme date de cérémonie, d'autant plus que le 8 février coïncidera avec la 35e tentative pour élire le 13e président de la République libanaise. Déchirer ou même brûler, les deux procédés seront admis. 10 ans, c’est un bon chiffre pour divorcer à l’amiable, hein ?


« ... Bon, forçons les choses un peu plus et soyons pour la suite surréalistes. Vu le blocage politique actuel, à part l’élection surprise d’un outsider, Ziad Baroud, Riad Salamé ou Bakhos Baalbaki, je ne vois qu’une issue à court terme. Je vous préviens, elle a peu de chance de se réaliser. Mais de par cette chance, elle a droit de cité. Alors, imaginez avec moi un deal national que Samir Geagea proposerait à Michel Aoun. Brouhaha général... wlak sma3ouné chouei ! Voilà, dans l’intérêt suprême de la nation, el-hakim annonce de Meerab le retrait de sa candidature à l’élection présidentielle, au cours d’une conférence de presse solennelle, entouré de Gebrane Bassil, le gendre du général, et Alain Aoun, le neveu du général. Bisbille en perspective sur le placement protocolaire. Qui sera à droite et qui sera à gauche de Samir Geagea ? Mais bon, el-sitt Sethrida saura trouver un compromis. À la fin de la conférence, el-hakim passe chercher el-général en voiture à Rabieh. Normal, les jeunes doivent du respect aux vieux, comme l’exige la tradition libanaise. Les deux hommes se rendent à l’église Mar Mikhael dans la même voiture. Tout un symbole, j’ai déjà la larme à l’œil, droite ou gauche, je ne sais pas encore. Elle est conduite personnellement par le général Chamel Roukouz. Ils discutent de la prochaine nomination de ce brave militaire, gendre du général - la famiglia è una cosa sacra!- comme commandant de l’armée libanaise. C’est l’autre œil qui larmoie maintenant. Sous les applaudissements, les tzolghout et les jets de riz, avec une transmission directe commentée par la députée du Kesrouan, Gilberte Zouein, qui ne croit pas ses yeux et reste sans voix, Michel Aoun déchire devant les caméras le fameux « Document d’entente » qu’il a signé huit ans auparavant avec Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. Ce n’est pas parce que celui-ci a une quelconque importance politique en soi, mais uniquement pour le côté symbolique du geste, qui signifie urbi et orbi, la rupture de l’alignement du général Michel Aoun sur l’axe Dahiyé-Damas-Téhéran... »