Il n’y a rien de
pire dans la vie que le sentiment d’injustice ! Aussi bien sur le
plan personnel que collectif, l’injustice ronge l’individu comme la rouille
corrode le fer. Rarement un événement n’a été
aussi attendu que celui d’aujourd’hui dans l’histoire récente du Liban. En
numérotant mes articles, j’avais sciemment sauté le numéro 100, pour réserver
ce chiffre rond à un article marquant sur un moment mémorable.
Ce jeudi 16
janvier 2014 à 9h30 précises, cinq « suspects juridiques », de nationalité
libanaise, sont appelés à comparaitre devant le Tribunal Spécial pour le Liban (TSL)
: Mustafa Badreddine, Salim Ayyash, Hussein Oneissi, Assad Sabra et Hassan Merhi.
Ils sont tous membres du Hezbollah, de l’aveu même de la milice libanaise. D’après
les actes d’accusation, les inculpés sont poursuivis pour plusieurs chefs d’inculpation,
dont celui de « complot en vue de commettre un acte de terrorisme ».
Les deux premiers sont accusés de « la
perpétration d'un acte de terrorisme au moyen d'un engin explosif, homicide
intentionnel de Rafic Hariri et de 21 personnes, et tentative d'homicide
intentionnel de 226 personnes, avec préméditation au moyen de matières explosives
». Les trois derniers sont accusés de complicité pour les quatre chefs
d’inculpation. A titre d’exemple, on apprend du TSL que « M. Badreddine est accusé de s’être joint à un complot visant à
commettre un acte de terrorisme consistant à assassiner Rafic Hariri. L’acte
d’accusation affirme aussi que M. Badreddine assurait le contrôle de la
perpétration matérielle de l’attentat. M. Badreddine est aussi accusé d’avoir
contrôlé et coordonné, avec Salim Ayyash, la surveillance de Rafic Hariri aux
fins de préparation de l’attentat ainsi que l’achat du camion utilisé pendant
l’attentat. M. Badreddine est de plus accusé d’être impliqué dans la
préparation de la fausse revendication de responsabilité visant à soustraire à
la justice les réels auteurs du complot. » Etant donné que le
gouvernement 8 Mars de Najib Mikati, qui est contrôlé par Hassan Nasrallah,
Nabih Berri, Walid Joumblatt et Michel Aoun, n’a pas réussi ou voulu, au choix,
capturer les accusés, ceux-ci seront donc jugés par contumace.
Un
des arguments avancés par tous les « suspects politiques » du crime
du 14 février 2005 pour se dédouaner de l’acte
criminel qui venait de se produire ce jour-là, est que ça ne pouvait pas être eux parce qu’il était évident qu’ils
allaient être accusés du crime, et qu’ils n’étaient pas si sots pour commettre
une telle erreur. L’argument est d’ailleurs fréquemment remis sur le tapis
médiatique et utiliser dans d’autres contextes. Nos zozos feignent d’ignorer
que nul n’a imaginé au cours des préparatifs de cet attentat complexe, et nul
veut dire pas une seule personne, la moitié d’un quart de seconde comme on dit
au Liban, noss rébé3 séniyé, que neuf
années plus tard, une haute juridiction internationale des plus sérieuses au
monde, tiendra sa première audience pour juger les criminels incriminés dans
cet attentat qui a fait 22 morts et 226 blessés.
Par
« suspects politiques »,
un terme légitimé par la peine populaire et les faits politiques, une partie
des Libanais accusent l’alliance tricéphale infernale, Da7iyé (banlieue sud de Beyrouth)-Damas-Téhéran,
d’être la responsable de cet attentat. Le procès de La Haye apportera sans
doute un éclaircissement sur la répartition des rôles. Mais d’ores et déjà tout le monde au Liban, sans exception, a
sa petite idée. De l’aveu même des intéressés, affirmé à plusieurs reprises
et attesté noir sur blanc ainsi que par le son et les images, sur les questions
stratégiques, la milice chiite du Hezbollah
se tient aux décisions de wali el-fakih
du régime des mollahs, le Guide suprême de la République islamique
d’Iran (de confession chiite), Ali Khamenei, quels que soient la fierté et l’orgueil du
côté libanais, et la longueur des barbes des gouvernants du côté iranien, 3
jours ou 35 ans, qu’importe, c’est lui et lui seul qui décide. A supposer qu’il
n’en soit pas le commanditaire, tout le monde sait aussi qu’un acte terroriste
sophistiqué de cette envergure ne pouvait pas se faire en plein cœur de
Beyrouth sans la participation de l’occupant syrien, le régime alaouite de Bachar el-Assad.
Il
est clair aussi qu’en ce début d’année
2005, il existait une importante convergence d’intérêts entre Damas, Da7iyé et
Téhéran, pour faire de Rafic Hariri, l’homme à abattre. Et ce ne sont sûrement pas les raisons qui
manquaient ! Une personnalité politique sunnite de premier plan, charismatique,
transcommunautaire (c’est incontestablement le paramètre le plus dangereux au
pays des 18 communautés), puissant homme d’affaires (dont la fortune personnelle
était estimée entre 4 et 10 milliards de dollars), bâtisseur (fortement
impliqué dans la reconstruction du Liban de l’après-guerre, notamment du
centre-ville de Beyrouth) et philanthrope (il a ouvert des dizaines de dispensaires dans toutes les régions libanaises et a permis à près de 40 000
étudiants libanais de poursuivre leurs études, dont 2/3 à l’étranger). Par
ailleurs, de par sa vie professionnelle (en Arabie saoudite et au Liban) et son
long parcours politique (intervenant en coulisse dès le début de la guerre et jusqu’en
1990, participant même à la conférence de Lausanne en 1984 et à l’accord de
Taëf en 1989, puis député et Premier ministre du Liban à cinq reprises,
cumulant dix années au pouvoir entre 1990 et 2005), Rafic Hariri a su créer un
réseau d’amitiés et de relations nationales, transcommunautaires, et
internationales, arabo-occidentales, impressionnant ! Il a su aussi mettre
à profit ses relations pour parvenir au vote historique de la résolution 1559
par le Conseil de sécurité le 2 septembre 2004 (qui exige le respect de la
souveraineté nationale et le retrait des forces étrangères du Liban, ainsi que
la dissolution et le désarmement de toutes les milices libanaises et non
libanaises). Autour de lui se sont cristallisés les efforts des opposants
souverainistes (notamment ceux de Kornet Chehwan, un rassemblement de
politiques chrétiens parrainé par le Patriarche Sfeir), la veille des élections
législatives de printemps 2005 (où ils devaient rafler la mise comme en l’an
2000), afin de mettre fin à l’occupation du Liban par la Syrie et d’étendre la
souveraineté de l’Etat libanais sur tout son territoire. Certains ont reproché
à l’homme ses choix économiques, le creusement de la dette publique, la
politique de Solidere, la dissolution du parti des Forces libanaises, l’incarcération
politique de Samir Geagea pendant 11 ans et la prolifération d’une anomalie incontrôlable
comme le Hezbollah, faisant fi du fait que sa marge de manœuvre était bien étroite
et qu’il se trouvait toujours coincer entre le marteau et l’enclume du
Hezbollah et de la Syrie. Toujours est-il, Rafic Hariri est
devenu au fil des années une personnalité libanaise hors pair, représentant merveilleusement
bien le Liban d’antan, celui de la cohabitation islamo-chrétienne et la Suisse
de l’Orient, ainsi que le Liban d’avenir, un pays en paix, souverain et prospère.
Du coup, l’alliance tricéphale ne voyait plus en lui que l’homme qui contrarie dangereusement
ses projets au Liban.
Il
faut dire aussi que le savoir-faire ne
manquait pas non plus à l’alliance infernale ! Des attentats-suicide, comme
celui qui a tué Rafic Hariri, l’Iran et le Hezbollah en avaient l’expérience,
depuis les explosions des QG des marines américains et des parachutistes
français à Beyrouth le 23 octobre 1983 (plus de 300 morts), entre autres. On se
souvient même de Hassan Nasrallah qui décrivait à Robert Fisk en 1993, sourire
aux lèvres svp !, la sérénité d’un kamikaze avant de se faire sauter avec
ses ennemis. Quant à la tyrannie des Assad, père et fils appartiennent à la
même école du crime, celle qui n’a pas hésité à éliminer une autre personnalité
charismatique et transcommunautaire comme Bachir Gemayel, le 14 septembre 1982.
Décision prise, il
n’y avait plus qu’à préparer minutieusement cet attentat à haut risque et
à trouver une bonne fenêtre de tir ! La puissance de la charge explosive, l’équivalent
de 2500 kg de TNT, prouve à quel point les criminels étaient déterminés à tuer
l’ancien Premier ministre sur le champ et ne pas rater leur cible. Par
comparaison, la charge de l’attentat à la fiche magique d’état civil du 2 janvier
dernier, était de 20 kg seulement.
Tout ce beau monde était
persuadé que l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri, rejoindra en silence les
autres victimes du terrorisme, dans le passé comme à l’avenir, ceux qui ont
péri comme ceux qui ont survi, sans faire trop de vague et sans bouleverser l’ordre
établi par la terreur de la Pax Syriana : des présidents de la République, Bachir Gemayel et René Mouawad (assassinés
en 1982 et 1989), un Premier ministre, Rachid
Karamé (dont l’assassinat en 1987 a donné lieu à un simulacre de procès), des
hommes politiques (comme Kamal Joumblatt
et Dany Chamoun, assassinés en 1977 et en 1990), des personnalités politiques
(comme Pierre Gemayel et Mohammad Chatah,
assassinés en 2006 et 2013), des hommes religieux (comme le mufti Hassan Khaled, assassiné en 1989), des hommes
des renseignements (comme Wissam Eid et Wissam
el-Hassan, assassinés en 2008 et en 2012), des écrivains et des journalistes
(comme Samir Kassir et Gebrane Tuéni,
assassinés en 2005), des leaders étudiants (comme Ramzi Irani et Hachem Salman, assassinés en 2002 et en 2013), des
miraculés (comme Marwan Hamadé, Elias
el-Murr et May Chidiac, qu’on a tentés d’assassiner en 2004 et en 2005),
des rescapés (comme Samir Geagea et
Boutros Harb, dont les tentatives d’assassinat en 2012 ont échoué), et tant
d’autres compatriotes de toutes confessions, des chrétiens et des sunnites dans
la majorité des cas, mais aussi des chiites et des druzes pour certains, tous tombés
sur l’autel de la patrie, tous victimes de ce « recours à la violence dans un but politique » qu’on
appelle le terrorisme. Pire encore, tout ce beau monde croyait dur comme fer que
le dossier de l’enquête, comme les
autres dossiers criminels, sera enterré avec
la victime, comme à l’époque des pharaons, comme faisant partie des
affaires personnelles du défunt, un complément biographique posthume. Tout ce
beau monde pensait que quelques larmes
de crocodile et trois jours de deuil national suffiraient pour sceller à jamais la tombe
du défunt et assécher les larmes de sang de ses compatriotes, le tour serait
joué et la vie politique continuerait comme si de rien n’était au pays du Cèdre,
du hommous, des palabres et des tébwiss el lé7é. Mais
comme le dit si bien Abou el-Tayeb al-Moutanabbi, ma koulou ma yatamannahou el mar2ou youdrikouhou, tajri el riya7o béma
la tachtahi el soufounou (pas tout ce que souhaite l’individu ne se
concrétise, le vent souffle dans le sens contraire à ce que voudraient les
navires).
Aussitôt après le
séisme du 14 février 2005, contrairement à ce qui était prévu par les
organisateurs, des voix islamo-chrétiennes de toutes confessions se sont
élevées contre l’occupant syrien, rendu pleinement responsable de
l’assassinat de Rafic Hariri. Certes, une telle réaction était prévue par les
metteurs en scène de cette tragédie macabre, mais pas son ampleur ! Leur réponse
fut donc irréfléchie et sans vergogne, pour étouffer dans l’œuf
toute voix dissonante contre la Pax Syriana. Ainsi, une grande manifestation de
soutien aux forces d’occupation syriennes fut organisée par les « suspects
politiques », Hezbollah en tête, le 8
mars 2005, trois semaines à peine après le meurtre de Rafic Hariri, sous la
bannière « Merci la Syrie des Assad » place Riyad el-Solh à
Beyrouth. Elle a rassemblé près de 400 000 personnes. C’est dans ce contexte
éhonté qu’est né le camp du 8 Mars. Choqué
par le mépris ostentatoire du Hezbollah, la riposte du peuple libanais libre
est fulgurante. Six jours ont suffi pour mobiliser un million et demi de
Libanais, de toutes confessions, bravant la terreur hezbollahi-syro-libanaise et
les faire descendre place des Martyrs à Beyrouth le 14 mars 2005 afin de réclamer deux choses : « le
retrait des troupes d’occupation syriennes du Liban et que justice soit faite
pour l’assassinat de Rafic Hariri ». C’est dans ce contexte
remarquable qu’est né le camp du 14 Mars.
Nul des commanditaires et des exécutants de l’assassinat de Rafic Hariri n’a évidemment
prévu la moitié d’un quart de seconde cette bravoure du peuple libanais. Le
premier objectif fut atteint le 26 avril 2005. Le deuxième, est en voie d’accomplissement
en ce jour historique.
Depuis cette date tragique, à l’instar de beaucoup de pays, le Liban
est donc divisé en deux camps : le 8 Mars et le 14 Mars. Bien que faisant
partie de ceux qui sont descendus place des Martyrs, les partisans de Michel
Aoun ont vu leur leader les replacer pour des raisons politiciennes, dans le
camp du 8 Mars, le 6 février 2006. En tout cas, cette dichotomie regrettable fut naturellement exacerbée par la révolte du peuple syrien contre le dernier
tyran des Assad.
En ce jour historique, il convient de rappeler aux amnésiques par conviction et
par omission, que le Tribunal Spécial
pour le Liban est le fruit d’un accord établi entre l’Organisation des Nations
Unies et la République libanaise. Il
a été créé à la demande du gouvernement libanais de Fouad Siniora (14 Mars), en application des résolutions 1664 et 1757 du Conseil
de sécurité, datant du 29 mars 2006 et du 30 mai 2007, la dernière étant votée
en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies qui autorise le Conseil
à recourir à des mesures militaires ou non militaires « pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ».
L’article premier du statut du TSL stipule que « Le Tribunal spécial a
compétence à l’égard des personnes responsables de l’attentat du 14 février
2005 (...) S’il estime que d’autres
attentats terroristes survenus au Liban entre le 1er octobre 2004 et le 12
décembre 2005 ou à toute autre date ultérieure décidée par les parties avec
l’assentiment du Conseil de sécurité ont (...) un lien de connexité avec
l’attentat du 14 février 2005 et sont de nature et de gravité similaires, le Tribunal aura également compétence à
l’égard des personnes qui en sont responsables. » Yé3né, bel mchabra7, à l’issue de ce long procès, nous
devons connaitre la vérité sur l’assassinat de
Rafic Hariri, et nous pourrons aussi connaitre la vérité concernant les autres
assassinats politiques et tentatives d'assassinat commis au Liban, comme ceux de Samir Kassir, de Georges
Haoui, de Gebrane Tuéni, de Pierre Gemayel et de Mohammad Chatah, entre autres,
qui relèvent théoriquement de la compétence du Tribunal Spécial pour le Liban
également.
Après avoir échoué à
saboter sa création, le 8 Mars fait tout ce qui est
possible et imaginable depuis neuf ans, pour entraver l’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri
et discréditer le Tribunal Spécial pour le Liban. Cela va des accusations
grotesques de sayyed Hassan Nasrallah contre Israël (la « piste israélienne » a été
développée en long, en large et de travers, diversion oblige, lors d’une très
longue conférence de presse savamment préparée en août 2010), aux constats absurdes de son allié, le
général Michel Aoun (le TSL serait pour le général un « plat de graviers », tabkhit ba7ess ; GMA s’est
même étonné il y a quatre semaines seulement que le TSL « n’ait pas encore tenu une audience » alors que la date
du procès est annoncée depuis de longs mois), ainsi qu’aux allégations ridicules des médias du 8 Mars sur l’implication de
l’ancien chef des renseignements libanais, Wissam el-Hassan, dans l’assassinat
de son patron de l’époque, Rafic Hariri.
Par l’ouverture du
procès à La Haye aujourd'hui, on peut affirmer que le Hezbollah et ses fidèles alliés ont
perdu définitivement la bataille du Tribunal Spécial pour le Liban. Ils n’ont
pas réussi ni à enterrer l’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri, ni à
empêcher la création de ce tribunal, ni à discréditer cette cour, ni à faire
diversion en envoyant les enquêteurs dans des impasses, ni à ôter le droit
inaliénable du peuple libanais de connaitre la vérité, ni à échapper à la
justice de ce bas-monde. Pour paraphraser la formule de Giban Khalil Gibran, « vous avez votre Liban, j’ai le mien »,
je dirais aux intéressés, vous avez eu votre jour de gloire, nous aurons désormais
le nôtre ! Notez bien que pour nous, peuple du 14 mars 2005, c’est le deuxième après la libération
du Liban de l’occupation syrienne le 26 avril 2005. Votre arrogance a fait du 7
mai 2008 un « jour glorieux »,
notre détermination fera du 16 janvier 2014 un jour historique. Justice sera faite au moins pour une fois au Liban. Nous vous laissons la chimère du « peuple-armée-résistance » et l'illusion d'une « victoire
divine » sur le peuple syrien, et nous nous contenterons de la certitude de cette « victoire judiciaire » à venir, qui sera illustrée par la triptyque victorieuse de la vérité sur le mensonge, de la justice sur le terrorisme et de l'Etat de droit sur l'impunité.