mercredi 9 janvier 2013

Le « vote intracommunautaire » : qui veut dynamiter le consensus entre les partis chrétiens ? (Art.98)


C’est tellement rare pour être souligné. Oui les partis chrétiens peuvent s’entendre sur quelque chose. Et pas sur n’importe quoi s’il vous plaît. Tenez-vous bien, sur la loi électorale par exemple ! Dimanche dernier, les Forces libanaises, les Kataeb, les Marada et le Courant Patriotique Libre, sous la bénédiction du patriarche maronite Bechara al-Raï, se sont mis d’accord pour adopter le « vote intracommunautaire » (plus connu dans les médias comme le projet de « loi orthodoxe » ou le projet Ferzli) aux prochaines élections législatives qui devraient se tenir normalement le 9 juin 2013. Et il semble par ailleurs, d’après les dernières nouvelles, que les partis chiites, Hezbollah et Amal, y soient aussi favorables.

Les partis chrétiens sont tous sincères sans l'ombre d'un doute. Il se peut que les deux partis chiites ne le soient pas, mais espèrent que le parti sunnite du Futur se chargera de faire échec au projet lors des discussions en commission au Parlement. Qui fait du bluff, qui est sincère, on le saura sous peu. Rappelons que le vote intracommunautaire repose sur les principes suivants : le Liban circonscription unique, chaque électeur libanais élirait les candidats de sa communauté et tout se décide à la proportionnelle. La répartition des sièges reste
à égalité entre chrétiens et musulmans, proportionnellement entre les communautés des deux parties et proportionnellement entre les régions. Sa raison d’être est le défaut chronique de la mauvaise représentation des communautés chrétiennes au Parlement libanais.

Avec ce projet de loi, le clivage septennal 14 Mars vs 8 Mars vole en éclats. La dramatisation bat son plein sur Facebook. Un certain nombre de personnalités chrétiennes indépendantes du 14 Mars, comme Carlos Eddé, Dory Chamoun et Boutros Harb, ont manifesté leur opposition, plus parce qu'ils sont marginalisés par les grands partis chrétiens que pour d'autres raisons. Ce consensus déplait beaucoup, évidemment. Il fait grincer des dents pas mal de monde. A commencer par le courant du Futur qui serait profondément contre mais espère encore que le projet tombera à l’eau comme ce fut le cas il y a quelque mois, et qu’il n’aura pas à le combattre publiquement. Le dilemme du Futur est grand : accepter ce projet de loi qui pourrait lui faire perdre sa domination sur la communauté sunnite à cause de la proportionnelle -au profit d'autres courants politiques, salafistes compris, à Tripoli, dans le Akkar, à Beyrouth et même dans la ville natale de Hariri à Saïda, surtout après le petit succès médiatique des derniers mois du cheikh Ahmad al-Assir- et le droit de regard actuel sur les candidatures des autres communautés, mais qui permet une meilleure représentation des communautés chrétiennes, ou refuser ce projet au risque de s’aliéner ses dernières ?

Sans surprise c’est Walid Joumblatt qui est aujourd’hui l’opposant le plus farouche au vote intracommunautaire.
Voilà un homme politique libanais, féodal et communautaire à souhait -il n’y a qu’à aller faire un tour dans le Chouf pour s’en rendre compte (même la vente des terres des chrétiens est étroitement surveillée !)- que l’on surnomme la « girouette de Moukhtara » à cause de ses retournements opportunistes, bénéficiant d’une immunité sans égale à toute critique -même quand il a permis au Hezbollah de réussir son coup d’Etat le 12 janvier 2011- qui a une « taille politique » sans commune mesure avec la réalité de ce bas-monde mais qui impose ses orientations sur la classe politique libanaise, et tout cela est possible parce que grâce au système électoral libanais et à l’esprit communautaire de la communauté druze, comme pour les autres communautés d’ailleurs, le Bek décide aujourd’hui qui peut être candidat et qui peut être élu dans le Chouf, Aley et Baabda. Comme le vote intracommunautaire lui ôtera ce privilège féodal et le ramènera à sa taille réelle, vous comprenez bien pourquoi il s’oppose avec force au consensus chrétien et au vote intracommunautaire. Il va jusqu’à menacer de retirer ses ministres du gouvernement si le Premier ministre adopte le projet. On aurait aimé observer la même motivation pour pousser le gouvernement Mikati à retrouver les 4 accusés du Hezbollah recherchés par le Tribunal Spécial pour le Liban dans le meurtre de son « ami » Rafic Hariri !


Pour certains ce projet serait anticonstitutionnel, comme si la Constitution est paroles d’Evangile, qui n’a jamais été remodelée depuis l’émir Fakhreddine Ier et que Taëf n'était qu'un songe d'une nuit d'automne. Pour d’autres, comme le journaliste Nkoulas Nassif, c’est un piège tendu par le Hezbollah aux partis chrétiens. Les imbéciles, nul n’est prophète dans son pays mon cher Nkoula ! L’argument choc, le vote intracommunautaire favoriserait le communautarisme. S’offusquer  du communautarisme dans un pays comme le Liban, c’est lol de chez lol ! Qu’est ce qui serait plus grave, que chaque libanais vote pour les candidats de sa communauté, dans un pays où les 17 communautés se crêpent le chignon pour le poste douanier vacant au fin fond du Hermel, temporairement comme avec toute loi électorale, ou bien de constater que 1 député chrétien sur 3 est choisi par le quartet, Hariri, Joumblatt, Berri et Nasrallah et que les voix des électeurs chrétiens de certaines régions ne servent à rien, comme à Jbeil, à Tripoli et dans le Chouf par exemple ?

C’est navrant d’en arriver là. Je peux écrire des dizaines d’articles sur le sujet et sur le défaut grave de la représentation des communautés chrétiennes au Parlement libanais. Mais c’est peine perdue. Allons à l'essentiel. Qui s’offusque du communautarisme et se préoccupe de l’abolition du confessionnalisme au Liban doit déjà commencer à séparer la religion de notre Code civil, qui n’a rien de civil à part le nom, pour placer « mariage, divorce et héritage » hors de la portée des soutanes, afin de libérer l’individu de sa religion et de sa communauté ! Figurez-vous qu’on n’a même pas pu voter une loi ferme contre la violence conjugale, à l’égard des femmes évidemment, qui est beaucoup plus répandue qu’on ne le pense, pour raison communautaire, les cheikhs de Dar el-Fatwa se sont opposés à « l’ingérence de la police dans les affaires familiales » ! Que l'on m'explique, comment  peut-on s’offusquer du communautarisme au Liban alors que tout nouveau-né dans ce pays n’existe pas, au sens propre comme au sens figuré, sans appartenir à une communauté religieuse ? Il est là le fond du problème, le reste n’est que palabres.

Naturellement, une loi électorale basée sur la petite circonscription avec le vote pour un seul candidat, à deux tours, au scrutin majoritaire, est préférable au vote communautaire. Cela ne fait aucun doute. Mais il faut savoir que dans le meilleur des cas, une douzaine de députés chrétiens seront toujours choisis par le quartet musulman. En plus, le risque majeur de la petite circonscription est l’achat de voix qui sera à la portée de tout candidat motivé. Les Libanais n’ont pas d’idée de ce qui se passe en coulisse lors des élections ! La petite circonscription est une alternative au vote intracommunautaire mais à certaines conditions. J'y reviendrai à l'avenir.

En tout cas, 2005 a connu la bourde de l’accord quadripartite, un accord loco-électoral entre Hariri, Joumblatt, Berri et Nasrallah, qui s’est fait au détriment des partis chrétiens et qui s’est soldé par le raz-de-marée « Michel Aoun ». Tout semble indiquer que 2013 connaitra une bourde de quadruple ampleur de celle de 2005. Rejeter le vote intracommunautaire, qui résulte d’un consensus entre les partis chrétiens, contrairement à la volonté de ces partis représentant les communautés chrétiennes, conduirait au même résultat ! A bon entendeur, salut.


Réf.

« Quelle loi électorale pour le Liban ? Le vote intracommunautaire et Abou Nouwéss ! »
par Bakhos Baalbaki (7 octobre 2012)


Réponse à l'article « déplacé » de Fares Khachan: « Même Hakim peut se tromper » (Art.99) par Bakhos Baalbaki (11 janvier 2013)

Al-Hayat du 8 janvier 2013