Dire
que l'événement est passé inaperçu relève de
l'euphémisme. Disons-le franco plutôt, une bonne partie des
Libanais, individus, politiciens et journalistes, s'en fichent de nos
jours comme de l'an quarante. Une frange d'entre eux ne sait même
plus à quoi peut bien correspondre le sigle, TSL. La politique française mobilise l'élite de la communauté libanaise, depuis un long moment déjà, moi compris, je l'avoue. Emmanuel Macron passionne les uns et obsède les autres, comme François Fillon auparavant, ou comme Gebrane Bassil d'ailleurs, au point que même le mariage
récent de Jackie Chamoun avec Christian Karembeu, a failli lui aussi passé inaperçu, alors que l'événement confirme qu'Adriana Sklenarikova, 87/59/90 pour les amateurs, est disponible
pour un moment, mais faut pas rêver, le temps de lire ces quelques mots, le moment est déjà terminé,
la plantureuse s'est remariée, comme son ex d'ailleurs. Enfin, tout passionne plus les foules libanaises que les affaires judiciaires de ce
tribunal d'exception dont les audiences s'étalent d'année en
année, afin de juger en bonne et due forme un des actes terroristes
les plus abominables qui a coûté la vie à
un ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, et qui a bouleversé le cour de l'histoire
pépère du pays du Cèdre, qui jusqu'alors subissait de plein fouet le joug d'une
interminable occupation syrienne. Ouf, je reprends mon
souffle.
Tout cela est vrai mais il faut dire que l'actualité people c'est quand même autre
chose. Ah mais on dirait qu'il n'y a pas que George Clooney qui veut
goûter au lait et au miel libanais! Oh mais les tourtereaux se
sont mariés à Athènes en toute intimité et ont fêté leur
union il y a une dizaine de jours dans un resto chicos de la capitale
libanaise, Liza Beirut, ma3 zaffé wou dabké, wou tabel wou
zamer, wou hommos wou taweb3o. Eh mais Jackie est de 21 ans la
cadette de Christian! Et alors mauvaise langue bien pendue?
Tiens, tiens, pour ce point, on peut ouvrir la discussion sur le
couple classe de l'Elysée, Emmanuel-Brigitte, et bifurquer
ensuite sur deux grands bouffons de la scène internationale, Trump
& Berlusconi, on dirait une grande marque de chaussures, mariés respectivement à Melania et Francesca,
24 ans et 49 ans plus jeunes qu'eux, sans que cela ne dérange
personne, ni de la gent masculine ni de la gent féminine ni la
gent transgenre tout court.
Comme
vous voyez hélas, votre obligé est contraint de passer par
l'actualité people pour attirer l'attention sur une actualité
judiciaire de la plus haute importance. Je l'ai déjà fait dans le
passé, en associant le tribunal international avec notre skieuse nationale. Belote et rebelote aujourd'hui. Le hasard est parfois
incroyable. A part ça, vive les autoroutes de l'information,
hein, beaucoup trop encombrées par les nouvelles au point que
tout se mêle et heureux soient celui et celle qui tirent leur
épingle du jeu.
Le
5 mai, le Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) a publié son
bulletin d'information du mois de mars. Et pourtant... Mais
avant, quelques rappels à tout hasard, à ceux qui se sont
autofrappés d'une amnésie sélective et à celles qui faisaient le
tour du monde à cloche-pied ces huit dernières années.
Le
Tribunal Spécial pour le Liban est compétent « pour juger
les auteurs de l’attentat du 14 février 2005 ayant
entraîné le décès de l’ancien Premier ministre libanais Rafic
Hariri et tué ou blessé de nombreuses autres personnes ».
L'acte d'accusation a été confirmé le 28 juin 2011. Il concerne
cinq compatriotes libanais. Le procès est en cours. Il se déroule à
La Haye.
Le
TSL est également compétent « à l’égard des personnes
responsables des attentats survenus au Liban entre le 1er octobre
2004 et le 12 décembre 2005 ou à toute autre date ultérieure
désignée par le Liban et les Nations Unies avec
l’assentiment du Conseil de sécurité de l’ONU, considérés
comme ayant un lien de connexité avec l’attentat du 14 février
2005 ». Voilà pourquoi « le Tribunal a établi sa
compétence à l’égard de trois attentats concernant MM. Marwan
Hamadeh (tentative d'assassinat en oct. 2004), Georges Hawi
(assassiné en juin 2005) et Elias El-Murr (tentative d'assassinat en juil.
2005). » Ces affaires sont toujours en phase d’enquête.
Le
TSL peut par ailleurs « sanctionner au pénal tout
comportement portant entrave au cours de la justice ou
menaçant l’intégrité de la procédure judiciaire, ainsi que
toute pression exercée sur des témoins ». C'est dans ce
cadre qu'il a poursuivi la chaine libanaise Al-Jadeed/New TV
et la journaliste Karma Mohamed Tahsin Al-Khayat, qui ont été
acquittées, ainsi que le quotidien libanais Al-Akhbar et le
journaliste Ibrahim Mohamed Ali Al-Amin, qui ont été
reconnus coupables, écopant respectivement d'une amende de 6 000 et
de 20 000 €.
Revenons
maintenant à l'affaire principale du TSL, l'assassinat de Rafic
Hariri. A l'ouverture du procès le 16 janvier 2014, cinq personnes
étaient poursuivies. Après le décès en Syrie de l'accusé
Moustafa Amine Badreddine, le « cerveau » de
l'opération, celles engagées contre lui ont été abandonnées.
Les
quatre autres accusés sont poursuivis par le TSL pour plusieurs des
neuf chefs d'accusation suivants, selon le cas : Complot
en vue de commettre un acte de terrorisme (tous les quatre : Salim
Jamil Ayyash, Hussein Hassan Oneissi, Assad Hassan Sabra, Hassan
Habib Merhi) ; Perpétration d'un acte de terrorisme au moyen d'un
engin explosif (Ayyash); Homicide intentionnel (de Rafic
Hariri) avec préméditation au moyen de matières explosives
(Ayyash); Homicide intentionnel (de 21 personnes, en sus de
l'homicide intentionnel de Rafic Hariri) avec préméditation au
moyen de matières explosives (Ayyash) ; Tentative d'homicide
intentionnel (de 226 personnes, en sus de l'homicide intentionnel de
Rafic Hariri) avec préméditation au moyen de matières explosives
(Ayyash); Complicité de perpétration d'un acte de
terrorisme au moyen d'un engin explosif (Oneissi,
Sabra, Merhi); Complicité d'homicide intentionnel (de Rafic
Hariri) avec préméditation au moyen de matières explosives
(Oneissi, Sabra, Merhi) ; Complicité d'homicide intentionnel (de
21 personnes, en sus de l'homicide intentionnel de Rafic Hariri) avec
préméditation au moyen de matières explosives (Oneissi, Sabra,
Merhi); Complicité de tentative d'homicide intentionnel (de 226
personnes, en sus de l'homicide intentionnel de Rafic Hariri) avec
préméditation au moyen de matières explosives (Oneissi, Sabra,
Merhi).
Le
procès est toujours dans sa phase de présentation des éléments
prouvant la culpabilité des accusés. L'Accusation a déjà
présenté les « éléments de preuve criminalistiques de
nature à établir la cause de l’explosion du 14 février 2005
et les éléments de preuve relatifs aux victimes, décédées
ou blessées, de cet attentat » (preuves de première
catégorie). Elle a aussi présenté une grande partie des
« éléments de preuve se rapportant aux actions
entreprises en 2004 et 2005 par les accusés et leurs complices pour
préparer l’assassinat de Rafic Hariri » (preuves de
deuxième catégorie). Elle présente actuellement les «
éléments de preuve concernant l’identité des accusés et
leurs rôles respectifs dans l’attentat » (troisième
catégorie).
Dans
ce cadre, le Bulletin du TSL du mois de mars 2017, éclaire un aspect important du procès, la fameuse « piste téléphonique ». Précisons d'emblée que celle-ci, a déjà
couté la vie à deux acteurs principaux de l'enquête, deux Wissam
des Forces de sécurité intérieure, Wissam Eid (tué le 25
janv. 2008) et Wissam el-Hassan (assassiné le 19 oct. 2012).
L'analyse
des données téléphoniques montre d'une part, que « l’ancien
Premier ministre Rafic Hariri était surveillé par les accusés
dans les mois qui ont précédé son assassinat le 14 février
2005 ». On note précisément une intense activité de
surveillance : au voisinage du palais de Koraytem (4, 8, 9, 10, 11
fév.), au voisinage du domicile de Marwan Hamadé (4 fév.), pendant
le trajet du convoi de Hariri jusqu'à l'aéroport (4 fév.), aux
environs de l'aéroport après le retour de Hariri d'un voyage à
l'étranger (7 fév.), aux alentours du palais de Koraytem dans la
journée avant que Hariri ne se rende au Parlement et dans la soirée
en recevant l'envoyé spécial de l'ONU pour la mise en œuvre de la
Résolution 1559 (8 fév. ; une journée considérée comme une
« répétition générale » de l'exécution du complot
le 14 fév.), entre Koraytem, église du Sacré-Coeur et Mar Mikhael
(12 fév.), à proximité du Café de l'Etoile (14 fév.). On note
par ailleurs qu'après l'assassinat « il n’y a eu aucune
activité à proximité du Parlement, du trajet reliant le
Parlement au Palais de Koraytem et de la scène de crime ».
L'analyse
des données téléphoniques montre d'autre part, que «
cinq réseaux ou groupes de téléphones mobiles interconnectés,
comprenant deux sous-groupes ont joué un rôle dans la
planification, la préparation et l’exécution de l’attentat du
14 février 2005 ».
Il y a au total, près d'une vingtaine de personnes impliquées dans
l'assassinat. On note de nombreuses communications téléphoniques
entre les accusés, entre des sujets non encore identifiés et entre
les premiers et les derniers (4-16 fév.).
Qu'un
homme comme Rafic Hariri ne fasse pas l'unanimité, n'a rien
d'étonnant au Liban, nous devons en convenir. Mais enfin, pas
plus que Hassan Nasrallah, Kamal Joumblatt ou Bachir Gemayel. C'est
notre grand malheur de Libanais, les grands hommes des uns et des
autres, ne sont pas les grands hommes de tous. Soit. Qu'on le
qualifie de beaucoup de noms, à titre posthume, il faudrait le
comprendre aussi. Personne de ces quatre leaders n'était
parfait. D'ailleurs, il faut peut-être arrêter l'hypocrisie
orientale qui consiste à dire que du bien des gens, dès l'instant
qu'ils ne sont plus parmi nous.
Cependant, force est de constater que les réactions négatives au Tribunal Spécial pour le Liban correspondent en réalité à trois catégories de gens :
1.
Ceux qui justifient cet assassinat politique odieux,
directement ou indirectement, avec des nuances bidon. Ces gens font l'apologie du terrorisme, et par conséquent, ils se
rendent complice du meurtre sur le plan intellectuel.
2.
Ceux qui se foutent de cet acte terroriste. Leur attitude est
bel et bien politique, quoiqu'ils disent, et du coup, elle est forcément
abjecte. Si la démarche est sincère, elle reflète un comportement
primitif de la vie en société. Si la démarche est hypocrite,
elle reflète un réflexe communautaire qui rend les adeptes
de cette option, eux aussi, complices du meurtre sur le plan
intellectuel, en prouvant qu'au fond, ils ne sont guère dérangés
par l'introduction des pratiques mafieuses dans la vie démocratique.
3.
Ceux qui doutent du professionnalisme et de l'impartialité du TSL.
Là on est face à une manœuvre politicienne médiocre pour tenter
désespérément de cacher qu'on appartient à l'une des deux
catégories précédentes.
Le
Tribunal Spécial pour le Liban représente une haute juridiction
internationale exceptionnelle, chargée pour la première fois de
l'histoire de juger un acte terroriste. En pratique, c'est 3 964
documents déposés, 2 523 pièces à conviction, 255 témoins
et 70 victimes participants à la procédure. L'enquête et le TSL
auraient coûté à ce jour près 600 millions de dollars. Il
faut compter une moyenne de l'ordre de 58 millions de dollars par an.
Et c'est loin d'être fini. Le Liban paie 49% du coût, une trentaine
de pays les 51% qui restent. On peut évidemment débattre
longtemps, à juste titre et à juste raison, de ce budget de
fonctionnement exorbitant et inadmissible, des salaires des uns
et des autres aussi, ainsi que des frais gonflés et injustifiés,
mais également de l'absence totale de tout souci pour maitriser et
diminuer ce budget et de la lenteur administratif, mais pas de
l'existence même d'un tribunal pour juger cet acte criminel qui
a affecté gravement le Liban.
Dans
tous les cas de figure, l'argument du budget n'est pas recevable
pour une raison simple. Il ne faut pas oublier que tout laisse à
penser que l'attentat du 14 février 2005 n'a pas été commis par
une bande de jeunes qui sirotaient une bière chaude et s'ennuyaient
dans une cage d'escalier, et qui pour tuer leur ennui et mettre du
piquant dans leur vie, ont décidé de s'en prendre au convoi de Rafic Hariri.
Absolument pas! Les cinq accusés font partie du Hezbollah, de l'aveu
même de son chef, Hassan Nasrallah. Ce parti a déclaré à de multiples
reprises que sur les questions stratégiques, il se réfère au Guide
suprême de République islamique d'Iran, Ali Khamenei. En plus, des activités de surveillance et des préparatifs aussi importants
que celles et ceux qu'impose un attentat comme celui du
Saint-Georges, ne pouvaient absolument pas se faire à Beyrouth sans
l'approbation des services d'occupation du régime syrien de Bachar
el-Assad. D'ailleurs, si le tyran de Damas n'était pas impliqué dans cet attentat, il aurait tout fait pour se blanchir et accabler les Iraniens et le Hezbollah. Il est donc clair qu'il reviendra aux coupables -individus, organisations et pays- de payer a posteriori le budget global du
Tribunal Spécial pour le Liban. Et sur ce point, il va falloir commencer à y
réfléchir.
Montrer
de l'intérêt pour l'actualité people ou la politique française, n'est pas incompatible avec
un peu d'intérêt pour l'actualité judiciaire, surtout quand celle-ci nous concerne nous autres Libanais. Le TSL n'est pas
l'affaire de Saad Hariri ou des Sunnites du Liban. C'est l'affaire de
tous les Libanais. On est un peuple qui passe son temps à râler contre
l'incompétence de ses politiciens et à vociférer contre l'impunité
qui règne après chaque assassinat politique commis depuis quarante
ans. Et pour une fois, il nous est donnés de connaître la vérité de
ce qui s'est passé le 14 février 2005 et de juger les auteurs de
cet attentat terroriste de grande ampleur. Alors, la moindre des choses dans ce cas, c'est de montrer que nous ne sommes pas un peuple ingrat qui ne
mérite ni le sacrifice de certains hommes de la communauté
nationale, ni l'attention de certains pays de la communauté
internationale.