samedi 19 novembre 2016

Regretter la mort de Ghazi Aad est incompatible avec la moindre indulgence pour Bachar el-Assad (Art.402) !


Enfin, il repose en paix. C'est vraiment le cas de le dire ! Ses obsèques ont eu lieu hier. Ghazi Aad n'est plus parmi nous. Cet infatigable activiste s'est battu au cours des 30 dernières années pour que les Libanais n'oublient pas les laissés-pour-compte des guerres du Liban, nos compatriotes « disparus ou absents ». Mais dans un pays brouillon comme le Liban où on fait et contrefait tout, beaucoup de mots n'ont hélas plus aucun sens. N'en parlons pas des sigles.

Ghazi Aad est le fondateur de SOLIDE. Oui Solide, mais pas au sens ferme, résistant, durable, vigoureux, sérieux ou substantiel. Certes, l'homme méritait tous ces adjectifs. Mais, SOLIDE est l'acronyme de l'ONG « Soutien aux Libanais en détention et en exil ». Disons d'emblée qu'il n'est pas difficile de comprendre que cette appellation renvoie à des compatriotes qui sont encore en vie et non considérés comme morts. Autre remarque intéressante, plus difficile à comprendre par les adeptes de larmes de crocodile, l'acronyme renvoie aujourd'hui, qu'on le veuille ou pas et n'en déplaise à certains, aux Libanais placés « en détention » en Syrie, dans les geôles du régime de Bachar el-Assad et aux Libanais partis « en exil » en Israël, après le retrait de l'armée israélienne du Sud-Liban. Les premiers, qui sont des opposants à la Syrie, ont été kidnappés et jetés en prison durant la période d'occupation syrienne du Liban (1976-2005). On y trouve des compatriotes musulmans sunnites et des chrétiens. Les seconds, qui ont collaboré avec l'Etat hébreux durant la période d'occupation israélienne (1978-2000), ont fui vers Israël, pour échapper à la vindicte du Hezbollah. On y trouve des compatriotes musulmans chiites et des chrétiens.

Cela étant dit, il faut savoir que le champ d'action de SOLIDE ne s'est jamais limité à ces deux cas de figure, loin de là. Depuis 1990, l'ONG défend le droit des familles des 17 000 Libanais victimes de disparition forcée au Liban, de connaître le sort de leurs proches, même s'il faut passer par « l'exhumation de toutes les fosses communes au Liban ». On peut disserter longtemps sur la question, mais une chose est sûre, les représentants de l'Etat libanais - qui se sont succédés au pouvoir depuis la fin de la guerre et qui bataillent dure de nos jours pour se partager le fromage gouvernemental, alors qu'ils n'ont pas été capables de ramener l'eau et l'électricité 24h/24 plus de 26 ans après la fin de la guerre - n'ont jamais été prêts sérieusement pour se tourner vers le passé et faire la lumière une fois pour toutes sur ces pratiques odieuses durant la guerre civile libanaise. Il y a eu des commissions et des déclarations. Elles sont tombées rapidement dans les oubliettes.



A décharge des leaders libanais, il faut reconnaître tout de même qu'il n'est pas aisé d'ouvrir un chapitre aussi douloureux de la guerre civile libanaise. Je l'ai fait une fois. C'était à travers un article sur « ammo Joseph », le catalyseur du « Samedi noir ». Mal m'a pris, comme le prouve un résumé du débat passionné qui s'est déroulé sur mon mur. L'amnésie est la panacée d'une frange de nos chers leaders et compatriotes.

Il faut aussi reconnaître avec tristesse et colère, qu'on se doute bien du sort des Libanais victimes de ces sinistres « disparitions forcées », provoquées en grande partie par les milices libanaises (toutes appartenances communautaires confondues, aussi bien chrétiennes que musulmanes), et les forces d'occupation étrangère, palestiniennes, syriennes et israéliennes : ils ont pratiquement tous été exécutés sommairement, avec ou sans actes de tortures au préalable. Le seul cas de disparition forcée contemporaine est celle de Joseph Sader. Alors qu'il se rendait à son travail à l'aéroport Rafic Hariri, en février 2009, l'ingénieur de la Middle East Airlines est sorti du radar de l'Etat libanais dans une zone de sécurité étroitement contrôlée par la milice du Hezbollah. Et depuis, la vie continue comme si de rien n'était.

L'histoire des Libanais réfugiés en Israël, qui n'osent pas revenir au Liban, par crainte d'être poursuivis pour collaboration avec l'ennemi par le même Etat libanais qui ne fait pas grand-chose pour les détenus libanais en Syrie, est certes touchante. Mais, elle n'a rien de dramatique, comparé au cas de ceux qui ont été tués parce qu'ils étaient soit des civils musulmans ou chrétiens, soit des miliciens de telle ou telle faction, et qu'ils avaient la malchance de se trouver à tel ou tel endroit.

Il reste le cas le plus odieux, celui des Libanais détenus dans les geôles en Syrie. Il y en aurait quelques centaines. On ne se fait pas d'illusions, certains sont probablement morts depuis longtemps. Mais, des informations solides justement, attestent que plusieurs d'entre eux seraient encore en vie. En tout cas, le cas des Libanais torturés, exécutés, disparus ou emprisonnés en Syrie et par la Syrie, est au centre du combat de SOLIDE et de Ghazi Aad, un point plutôt gênant pour certains compatriotes et personnalités politiques, éplorés par la mort du fondateur de l'ONG, mais qui se montrent assez bienveillants avec le régime de Bachar el-Assad. « Le travail de SOLIDE est de mettre en évidence ces violations en général, celles de l'armée syrienne en particulier. » SOLIDE a même voulu allé beaucoup plus loin. C'est dans ce cadre qu'elle a créé le projet SOAL, le 26 avril 2012, au 7e anniversaire du retrait des troupes d'occupation syrienne du Liban. C'est pour vous dire !



Soal est l'acronyme de « Syrian Occupation Archives in Lebanon ». Ce projet ambitieux, qui était co-dirigé par l'activiste Ghazi Aad et une universitaire, Roschanack Shaery, prévoit la création d'un musée, d'une bibliothèque, d'un réseau universitaire, des bourses d'études, des conférences, des publications et des bases de données, avec comme principal objectif, « produire des connaissances sur l'occupation syrienne et ses conséquences au Liban ». SOLIDE envisageait même « d'établir un dialogue avec les institutions traitant de l'occupation israélienne du Liban et discuter des similitudes et des différences entre ces deux types d'occupation ». De quoi enrager beaucoup de monde au Liban, alliés déclarés ou tacites du régime de Damas.

Toujours est-il que d'après ce qui précède, il est clair qu'on ne peut pas pleurer et regretter sincèrement la disparition de Ghazi Aad et avoir la moindre sympathie pour les Assad, père et fils, et montrer la moindre indulgence à l'égard de cette tyrannie responsable de l'occupation syrienne du Liban pendant 29 ans et de ses désastreuses conséquences, dont les « disparitions forcées », nonobstant les crimes contre l'humanité qu'elle commet en Syrie depuis près de 6 ans.

L'ancien président de la République libanaise, ancien commandant de l'armée libanaise, le général Michel Sleiman, avait promis lors de son discours d'investiture de « travailler dur pour libérer les prisonniers et détenus, et révéler le sort des personnes disparues » en Syrie. En vain. L'actuel président de la République libanaise, ancien commandant de l'armée libanaise et ancien chef du Courant patriotique libre (CPL), le général Michel Aoun, a fait savoir que «  (Malgré sa disparition physique) Ghazi Aad restera présent dans sa défense des droits de tout être humain et dans sa lutte pour chaque personne disparue et absente ». Soit. Parmi ces disparus et ces absents, figurent entre autres, des soldats de l'armée libanaise qui ont fait face à l'invasion syrienne du 13 octobre 1990 du Palais présidentiel et du ministère de la Défense, avec une extraordinaire bravoure. A supposer même qu'il était déplacé de la part du président libanais d'évoquer ce sujet épineux dès le premier entretien téléphonique avec le chef du régime syrien, qui l'appelait pour le féliciter, ou lors de ses visites à Damas au cours des dix dernières années, les Libanais attendent de Michel Aoun qu'il aborde cette tragédie avec détermination au prochain coup de fil de Bachar el-Assad.

De son côté, le ministre libanais des Affaires étrangères, Gebran Bassil, a lui aussi tenu à faire une promesse solennelle dans un tweet de circonstance : « Ghazi Aad, ta cause, la nôtre, ne disparaîtra pas avec ton départ ». Voilà qui est bien dit. Quant à la suite, elle laisse beaucoup à désirer. « 'Connaitre le sort' demeurera inhérent à notre esprit, à notre mémoire et à notre demande ». Le sort de qui, quand et pourquoi ? Il faut déjà oser le dire aux Libanais avant même de prétendre avoir le courage de le dire aux Syriens ! Il s'agit entre autres, du sort de nos compatriotes détenus dans les geôles du régime syrien. Et puis combien même, on veut bien le croire, mais enfin, on ne peut pas s'empêcher de nous demander, pourquoi n'a-t-il rien fait en pratique pour soutenir le « combat » de Ghazi Aad, et pour connaître le sort des Libanais qui croupissent au fond des prisons de Bachar el-Assad, sachant que depuis dix ans, son parti est positionné aux côtés du tyran de Damas ? Et puis, si Gebran Bassil est aussi sincère qu'il veut le faire croire à ses compatriotes, en évoquant « La cause qui ne mourra pas », il faudra bien qu'il explique aux Libanais pourquoi il ne soutient pas le projet SOAL qui vise à créer « Les archives de l'occupation syrienne au Liban ». Eh oui, les mots et les combats des hommes ont encore un sens pour certains.