1.
Il est navrant pour notre démocratie de constater que depuis 1998 le Liban « libre, souverain et indépendant », est incapable d’élire un civil au
palais de Baabda. Les deux derniers présidents de la République libanaise,
Michel Sleiman et Emile Lahoud, sont issus des rangs de l’armée libanaise. Si la situation politique en 1998
(élection du général Emile Lahoud), en 2004 (prorogation du mandat d’Emile
Lahoud) et en 2008 (élection du général Michel Sleiman) étaient difficiles,
amenant les parlementaires libanais à penser à l’option militaire, celle d’aujourd’hui n’en est pas moins compliquée
pour autant et ceci pour diverses raisons. Hassan Nasrallah fut contraint récemment
de partager le pouvoir à travers le gouvernement de Tammam Salam, et de céder des
ministères clés comme la Justice, l’Intérieur et les Télécoms, le procès des
accusés du Hezbollah se poursuit par le Tribunal Spécial pour le Liban, la
milice chiite est enlisée dans la guerre civile en Syrie, la chute du régime
syrien n’est pas à l’ordre du jour à moyen terme, les élections législatives
libanaises sont hypothéquées par l’instabilité sécuritaire et l’absence de consensus
sur une nouvelle loi électorale, un accord définitif sur le nucléaire iranien entre
les pays occidentaux et le régime des mollahs avant la fin du mois de juillet n’est pas acquis d’avance et les
mesures antisociales votées par le Parlement libanais mettent la rue
en ébullition. Par conséquent, tous les
voyants lumineux du cockpit de notre pays clignotent. Des périodes de turbulence
sont en vue. L’option militaire est sur la table. Tout le monde sait qu’en
dépit de l’optimisme ambiant affiché par les uns et les autres, ce n’est certainement pas le moment pour céder aux yeux doux et aux
avances des partenaires comme des adversaires. La bataille présidentielle sera
rude car l’enjeu est plus important que jamais. C’est le calme aujourd’hui,
avant l'arrivée de la tempête demain.
2.
A la dernière élection présidentielle,
le vieux renard de l’Assemblée, Nabih
Berri, élu et réélu par le 14 Mars comme par le 8 Mars, a reporté la séance de l’élection du
président de la République libanaise 19 fois, entre le 23 novembre 2007, fin
du mandat d’Emile Lahoud, et le 25 mai 2008, élection de Michel Sleiman, car la
cravate de certains candidats n’était pas assortie avec la couleur en vogue au pays du Cèdre. Il
a fallu l’Accord de Doha pour mettre fin à l’expédition punitive lancée par la
milice du Hezbollah le 7 mai 2008 contre le gouvernement de Fouad Siniora (14
Mars), et la neutralité du commandant de l’armée libanaise de l’époque, le
général Michel Sleiman, pour débloquer la situation. Donc, il ne faut pas s’exciter trop pour la séance électorale du mercredi 23 avril 2014. Au Liban, on ne couche pas le premier soir.
3.
L’article 49 de la Constitution libanaise
stipule clairement mais non sans une certaine ambiguïté que « le président de la République est
élu, au premier tour, au scrutin secret à la majorité des deux tiers des suffrages
par la Chambre des députés ; aux tours des scrutins suivants, la majorité
absolue suffit ». Cette formulation spéciale a donné lieu à diverses interprétations
en 2007-2008. Le 14 Mars avançait que la présence de « la moitié plus un » des députés était suffisante sur le
plan légal. J’en doute fort que cela soit le cas. Il n’est pas difficile de saisir la triple logique du législateur de l’Indépendance.
D’abord, il faut savoir qu’à l’époque les prérogatives du président de la
République étaient très étendues. Ainsi, pour une échéance de haute importance, l’abstention de la moitié des
représentants du peuple donnait à une telle élection une légitimité rachitique.
Le législateur ne pouvait donc pas
envisager une abstention supérieure au tiers des députés du Parlement. Ensuite,
étant donné la supériorité démographique chrétienne selon le recensement de
1932, le législateur avait prévu à l’Indépendance, 30 députés pour les
communautés chrétiennes et 25 députés pour les communautés musulmanes. Là aussi
il est évident, pour une question de légitimité, inenvisageable d’imaginer l’élection
d’un président de la République libanaise à la « moitié plus un ». Les
chrétiens pouvaient alors élire la personne de leur choix sans s’occuper de
leurs compatriotes musulmans, et vice versa, pour ces derniers, il
suffisait de convaincre trois députés chrétiens de les rejoindre, pour ignorer les
premiers. Enfin, il ne peut pas y avoir « deux
tiers des suffrages » sans la présence des deux tiers des députés au
Parlement. Elémentaire, mon cher Watson !
L’élection d’un président à la
moitié plus un des députés, est donc tout simplement une hérésie constitutionnelle.
4.
Pour couper court à toute nouvelle polémique autour du quorum, estèz Nabih Berri a prévenu urbi et orbi toute
la classe parlementaire : « Ma position à
ce sujet est claire et définitive. Le
quorum est de deux tiers pour la tenue de toutes les séances. Le quorum
pour l’élection du président est de deux tiers au premier tour et de la moitié
plus un du nombre des députés du Parlement, au deuxième tour ». L’information
capitale étant cette précision du vieux renard : « le quorum est de deux tiers pour la tenue de toutes les séances ».
On sait, y compris les intéressés eux-mêmes, que ni Samir Geagea ni Michel Aoun ne pourrait avoir deux tiers des suffrages
parlementaires au 1er tour, soit les voix de 86 députés. Il faut donc
ni rêver ni cauchemarder. Quoique ! Les deux hommes
espèrent donc se faire élire au 2e tour avec la majorité absolue.
Or, comme le précise le président de l’Assemblée, la présence des deux tiers
des députés est une condition sine qua non pour passer au 2e, 3e ou au 36e tour. A n’importe quel moment, un défaut de quorum annule la
séance électorale. Rajoutez à cela que l’élection
des tours suivant le premier se fait à la « majorité
absolue » de l’ensemble des députés vivants et non des députés
présents en salle. Ainsi, pour se faire élire au 2e tour et aux
tours suivants, il faut convaincre 65 députés quand même. Ni le 14 Mars, ni le 8 Mars n’en a la capacité dans le cas des candidatures de Samir
Geagea et de Michel Aoun. Chaque camp ne dispose actuellement que d'une réserve théorique de 57 voix, sachant que deux députés du 14 Mars ne pourront pas donner la leur: Saad Hariri, en exil depuis le coup de force du Hezbollah en janvier 2011, et Okab Sakr, mystérieusement disparu il y a trois ans déjà. Inutile de vous dire, ni le hakim ni le général ne peut compter sur une seule voix du bloc de la girouette de Moukhtara (Walid Joumblatt), qui en veut encore depuis 1977 à la « mauvaise graine » maronite.
5.
Certes, Samir Geagea et Michel Aoun ont réussi à imposer leurs candidatures, l’un
officiellement, l’autre officieusement, en coupant l’herbe sous les pieds des
petits candidats. C’est une condition nécessaire, pour se faire élire, mais pas
suffisante. Entre Samir Geagea et Robert
Ghanem et consorts, disons-le sans détour, le courant du Futur n’hésitera pas, il choisira
les seconds. Entre Michel Aoun et Emile Rahmé et consorts, le Hezbollah n’hésitera pas non
plus, il choisira les seconds aussi. Pourquoi toujours les seconds ?
Parce que les seconds sont plus commodes que les premiers. Et ça, c’est de la
politique. Le reste n’est que palabres.
6.
On nous dit que Samir Geagea ou Michel
Aoun, n’a aucune chance d’être élu président de la République libanaise,
ni aujourd’hui ni demain, car les deux
hommes sont des personnalités fortes, ils sont intransigeants et populaires,
deux caractéristiques éliminatoires pour briguer la haute magistrature dans un
pays comme le Liban. Cette allégation
est contredite par trois exemples historiques flagrants. Camille Chamoun fut élu dès le 1er tour en 1952 par 74 des 77 députés du Parlement de l’époque. Fouad Chehab est passé au 2e tour en 1958 avec 48 voix sur les 56 bulletins dépouillés. Bachir Gemayel, dont l’élection en 1982 a fait couler beaucoup
d’encre et a suscité tant d’hystérie, a réussi à convaincre au 2e tour, 58 députés des 62 présents, de voter pour lui.
Toujours est-il, ni Samir Geagea ni Michel Aoun ne réussira à se faire élire président de la République libanaise demain, et ceci pour diverses raisons:
6.1 A cause, comme je l'ai dit précédemment, des choix politiques profonds du courant du Futur et du Hezbollah qui vont plutôt vers les candidats dociles que vers les candidats difficiles, en dépit
des soutiens rafé3 3atab, déclarés ou sous-entendus, de part et d’autre.
6.2 A cause de l'idéologie et les choix politiques du Hezbollah, qui clive la société libanaise en deux camps inconciliables, ce qui n'était pas le cas il y a plus de 30 ans.
6.3 A cause
de W-bek, celui qui prend en otage la démocratie libanaise depuis une dizaine
d'années. Walid Joumblatt a déjà tout fait pour garder la loi féodale de 1960, qui lui permet d'avoir un poids électoral sans commune mesure avec son poids politique. D'où la prorogation du mandat du Parlement. Demain et les jours suivants, il remuera ciel et terre pour
empêcher l'arrivée d'un maronite fort de la trempe de Hakim ou du Général à
la présidence de la République libanaise. Il le fait déjà en présentant
un candidat fantoche, l'épouvantail Henri Helou, et il le fera autant qu'il est nécessaire, en essayant de saboter le quorum à tout moment
dès qu'il sentira que son « cauchemar » pourrait se réaliser.
6.4 Elles sont enfin dans les failles des candidatures elles-mêmes, qui ne dépendent pas forcément des candidats eux-mêmes. Si des personnalités fortes comme Camille Chamoun, Fouad
Chehab et Bachir Gemayel ont été élu, c’est parce qu’ils ont réussi à réunir trois paramètres déterminants : obtenir l’adhésion des
représentants de leurs communautés (chrétiennes), rassembler
au-delà de leurs communautés et représenter un véritable espoir de lendemains
qui chantent pour l’ensemble de la population libanaise. Certes, Samir Geagea et
Michel Aoun rassemblent au-delà de leurs communautés, mais ce rassemblement est partiel. En
dépit de la popularité de Samir Geagea dans la rue sunnite, le hakim de Meerab est banni de la
rue chiite et druze. Malgré la popularité de Michel Aoun dans la rue
chiite, le général de Rabieh est banni de la rue sunnite et druze. En comparaison, Bachir
Gemayel, a réussi l’exploit, alors qu'il était chef de la milice des Forces libanaises et à l’ombre des chars israéliens, d'obtenir non seulement le
soutien de toutes les communautés chrétiennes (à la fois sur le plan religieux -toutes les Eglises du Liban, notamment l'Eglise maronite- que sur le plan politique, avec l'assentiment même du Parti national libéral de Camille Chamoun, malgré la tragédie de Safra deux ans auparavant), mais aussi celui des sunnites (Saëb Salam), des chiites (Kamel el-Assaad) et des druzes (Majid Erslane). C’est d’ailleurs la raison de son assassinat
trois semaines après son élection. Samir Geagea et Michel Aoun représentent
un grand espoir mais uniquement pour les camps qui les soutiennent. Ce n’était pas le cas pour
Bachir Gemayel. Enfin, leur talon d’Achille, handicap majeur à leur élection, reste
incontestablement, cette haine fratricide que l’on retrouve dans chaque camp,
pour le camp adverse.
Dans un deuxième temps, on assistera à un retour à la raison de part et d’autre. Devant l’impossibilité de faire élire un de ces deux hommes forts, on passera alors à l’élection d’un des innombrables hommes commodes. Au supermarché des hommes commodes, au pays des services wou tébwiss el léhé, il y a l'embarras du choix. On pourrait retrouver du côté du Futur, Robert Ghanem par exemple, un produit commercialisé depuis un certain temps sous l'étiquette « L’opposant souple », connu par les consommateurs pour être le responsable de l’expulsion de la classe libanaise moyenne de Beyrouth à travers la libéralisation sauvage des loyers anciens. Du côté du Hezbollah, on retrouverait Emile Rahmé par exemple, l’ancien avocat de Samir Geagea, un transfuge dans les bras de la milice chiite dont le seul fait d’armes est d’avoir balancé à la tête à claques, Marcel Ghanem, le retentissant « énté wa7ad khreiyénn... (kess) ékhtak ma as2alak ». Malgré leurs incompétences, ces deux députés ont toutes les chances d’être élus présidents de la République libanaise, demain ou les prochains jours, car les deux hommes sont dociles et malléables, ce qui peut arranger tous les acteurs de l’échiquier politique libanais, à l’exception de Samir Geagea et de Michel Aoun.
Bien entendu, il y en a d’autres prétendants moins chanceux à la présidence de la République libanaise, certains malgré eux. La liste non exhaustive regroupe Amine Gemayel, Boutros Harb, Ziad Baroud, Henri Helou, Sleiman Frangié, Jean Obeid, Riad Salamé, Bakhos Baalbaki -je répondrai favorablement si le devoir m’appelle- et pour la première fois, une femme, Nadine Moussa. A moins d’élire encore pour la 3e fois successive, le commandant de l’armée libanaise, le général Jean Kahwaji, voire de proroger pour la 2e fois successive, le mandat du général Michel Sleiman, deux options de secours, qui pourraient arranger tout le monde, à l’exception encore une fois de Samir Geagea et de Michel Aoun. Nous ne sommes donc pas sortis de l’auberge.
Avouez que notre démocratie est en déclin. Vous vous rendez compte, on n’arrive plus à élire un homme fort et populaire comme président de la République libanaise, alors que nous avons réussi à trois reprises dans le passé. Samir Geagea vs. Michel Aoun, une confrontation électorale qui aurait pu rappeler la bataille serrée qui opposa Sleiman Frangié à Elias Sarkis en 1970, une élection qui s'est déroulée dans un climat démocratique en présence de tous les députés sans exception, le premier ne l'a emporté qu'avec une seule voix de différence. Dommage.
Post-scriptum
C'est à regretter que les députés libanais, au pays des 18 communautés, où le président de la République est impérativement maronite, ne s’inspirent pas de l’une des plus vieilles institutions démocratiques au monde : l’Eglise. Pour élire le successeur de Saint-Pierre, tous les cardinaux du monde se réunissent au Vatican, ils s’enferment à clé dans la chapelle Sixtine jusqu’à l’élection du nouveau pape par deux tiers des électeurs. Et ça marche merveilleusement bien depuis 1 950 ans. Ainsi, en quelques jours, l’affaire est réglée, assurant une sorte de "président" aux 1,2 milliard de catholiques des 197 pays de la planète. La dernière fois chez nous, dans cette jeune République de 71 ans et quelques millions d'habitants, il a fallu attendre six mois pour apercevoir la fumée blanche.
Réf.
L’élection présidentielle au Liban : une commedia dell'arte qui vire à la tragicomédie (Art.223) / Bakhos Baalbaki