mardi 30 janvier 2018

La joute oratoire entre Gebrane Bassil et Nabih Berri : du catch électoral ou un combat de coqs? (Art.507)


La joute oratoire entre Gebrane Bassil et Nabih Berri, n'a rien de surprenant dans un pays comme le Liban. 


Nabih Berri vs. Gebrane Bassil

Le cas Joumblatt, qui s'en souvient encore? 


« Les élections auront lieu et rien ne changera fondamentalement. Le drame aujourd'hui c'est que Walid Joumblatt ne peut pas constituer une liste dans le Chouf car l'isolationnisme est de retour. La mauvaise espèce, hélas, restera de la mauvaise espèce. S'il y a quelqu'un qui connait bien les Maronites, ce sont les Druzes et la famille Joumblatt ». C'est le beik magheiro, ex-baïdit elqébènn, et c'était il y a neuf ans, quand ont eu lieu les dernières élections législatives. Dans ce dérapage, le beik n'a épargné ni la communauté sunnite (il s'est moqué de son courage le 7-Mai) ni la communauté chiite (présentée comme une grande menace démographique pour la communauté druze), sans se permettre pour autant, d'aller aussi loin qu'avec la communauté maronite. Il parlait à huit clos bien entendu, d'où sa grande franchise. En tout cas, ces propos passeraient Gebrane Bassil pour un enfant de choeur !

L'insulte 2009 vs. l'insulte 2018


La joute oratoire entre Gebrane Bassil et Nabih Berri n'a rien de surprenant dans un pays comme le Liban, pays de cohabitation et d'unité nationale, contrée peuplée par 18 communautés, où l'hypocrisie est la troisième monnaie courante, après la livre libanaise et le dollar américain. Bienvenue en Orient où l'on a une fâcheuse tendance à penser tout bas le contraire de ce qu'on dit tout haut. Et vice versa.

Dans une réunion avec des partisans de son partie qui s'est tenue dans la région de Batroun dimanche, le ministre des Affaires étrangères a qualifié Nabih Berri, le président du Parlement libanais, de « baltajé », littéralement un « voyou », un « hors-la-loi », « qui coupe les routes ». Tenez, c'est un peu ce que font certains partisans de Nabih Berri depuis deux jours! Enfin, d'où l'offense. Le terme désigne aussi « celui qui facilite l'avancée d'une armée en coupant les arbres », plutôt flatteur.

Joumblatt et Bassil sont les victimes d'une nouvelle technologie, le smartphone. Ce qui se passait autrefois à huit clos, peut facilement fuiter aujourd'hui et mettre un pays au bord de l'affrontement communautaire. Il suffit d'un clic et d'une envie, rechercher le sensationnel ou foutre la merde carrément. C'est la première leçon à tirer de ces incidents, avant de se prendre les pieds dans l'envers du décor : les leaders politiques doivent réfléchir à deux reprises avant de s'exprimer, même en petit comité.

La différence entre ce qui s'est dit en 2009 et la version de 2018 -les deux incidents survenant à la même époque (hiver), dans le même contexte (législatives) et de la même manière (téléphone)- c'est que « l'insulte 2009 » touchait toute la communauté maronite, alors que « l'insulte 2018 » ne concerne qu'un leader chiite.

L'insulte de Walid Joumblatt à l'encontre des Maronites


Dans un premier temps, les leaders maronites n'avaient pas réagi publiquement aux propos abjectes du leader druze. Comme l'affaire prenait de l'ampleur sur les réseaux sociaux, ils ont fini par le faire, mais dans le sens de l'apaisement. Au niveau du public, aucun incident significatif n'était à déplorer dans le pays.

A l'époque, Dory Chamoun fut mis en cause par le beik de Moukhtara : « Dory Chamoun ne m'a pas appelé, malgré la décision que nous avons prise concernant Dany Chamoun (son frère, assassiné en 1990, quelques jours après l'entrée des troupes d'occupation syriennes dans le "réduit chrétien"). Vous vous souvenez? Espèce mauvaise à la base, mais bon, nous avons fait notre devoir. Quant à Dory Chamoun, il ne m'a pas appelé. » Oui oui, c'était aussi durant cette même discussion franche entre le leader druze, des cheikhs druzes et des citoyens druzes. Et pourtant, le leader maronite de Deir el-Kamar, rappellera avec sagesse : « le jour efface les propos de la nuit ».

Il faut dire qu'après sa bourde et un laps de temps où il a fait le mort, Walid Joumblatt n'a fait que jeter de l'eau sur le feu. Primo, en organisant une conférence de presse où il s'est excusé, avançant qu'il ne voulait pas offenser la communauté maronite. Il ne savait plus quoi dire pour se rattraper, encensant le Patriarche maronite, Mar Nasrallah Boutros Sfeir, ne tarissant pas d'éloges sur les grandes personnalités de la communauté maronite qui ont tant donné pour le Liban et le monde arabe, affirmant que l'isolationnisme touche toutes les communautés libanaises, et j'en passe et des meilleures. Certes, beaucoup de baratin mais qui a eu son effet, désamorcer la bombe. Secundo, en publiant un communiqué de presse via le Parti socialiste progressiste. Tertio, en envoyant son bras droit, Wael Bou Faour auprès du patriarche Sfeir. Aussitôt, le feu Joumblatt-Maronites s'est alors éteint. Il n'y avait personne pour l'alimenter.

L'insulte de Gebrane Bassil à l'encontre de Nabih Berri


Neuf ans plus tard, c'est tout le contraire qui se passe. Les principaux protagonistes campent sur leur position. Et c'est loin d'être uniquement une affaire d'ego et une histoire de conflit de générations!

Du côté de Gebrane Bassil, qui est à l'origine de l'incident, on s'est excusé sans s'excuser franchement. « Mes propos... se situent en dehors de notre déontologie et notre façon de parler. » Ah bon, baltajé, est la façon de parler de qui? Enfin, des excuses à la libanaise. Plus tard, c'est au tour de Ibrahim Kenaan, le secrétaire du CPL de déclarer à la fin d'une réunion du parti « qu'avant qu'on ne lui demande, le ministre Bassil a pris l'initiative et a exprimé ses regrets ».

Du côté de Nabih Berri, le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, a fait « les lignes rouges sont tombées, ils veulent pousser le pays vers une confrontation que nous ne voulons pas, mais nous sommes prêts à y faire face ». Il a par ailleurs accusé Bassil d'être « communautaire, un nain de la politique ». Tout en s'emportant contre Michel Aoun sans le nommer, il a menacé de « révéler leur passé et leur crime, ainsi que les assassinats et les transactions ». Rien que ça! Il aurait fait savoir par la suite au Premier ministre Saad Hariri,  qui essaie de calmer le jeu, « que personne ne minimise cette affaire », et exigé des « excuses directes devant les Libanais », déjà pour commencer.
savoir que

Pour le parti de Berri, Amal, « les propos du chef du CPL comporte des dimensions dangereuses qui menacent l'unité du pays, sa stabilité et sa sécurité, c'est une invitation ouverte à la sédition qui rappelle les sinistres guerres de libération et d'élimination, qui ont apporté au Liban la destruction et le malheur. » Waouh, il faut y aller mollo, avec la moquette ! Amal appelle le chef de l'Etat, Michel Aoun, sans le nommer aussi, à intervenir pour « réprimer les têtes protégées » et à « régler les choses avant qu'il ne soit trop tard ». Double waouh et qu'est-ce ça veut en pratique? On croit rêver. Non mais, rien, absolument rien, ne justifie des menaces sous-entendues de quelque nature que ce soit de la part du parti du président du Parlement libanais, le siège de tous les représentants de la nation. Un moment il faut arrêter le délire !

Sur le terrain, c'est l'émeute. Les partisans de Nabi Berri, ont coupé certaines routes à Beyrouth (Jisr el-Ring) et ont incendié des pneus dans plusieurs secteurs de la capitale (Mar Elias, Mousaïtbé, Kaskas, etc.). Ils ont défilé en tenue militaire (Jnah). Plus grave encore, des échanges de tirs à balles réelles ont été signalés entre les deux camps (Mirna el-Chélouhi). Je ne veux pas être désagréable, mais tout cela est bel et bien du baltaja, soit dit au passage.

Pourquoi la réaction de Nabih Berri est-elle si disproportionnée?


Ce qu'a dit Gebrane Bassil n'est pas digne du chef d'un grand parti politique, comme le Courant patriotique libre. La meilleure façon de réagir quand on a dérapé, c'est de se ressaisir et s'excuser. Toute fuite en avant est contreproductive. Les excuses à demi-mots ne valent rien. Tout le monde sait que les dérapages sont toujours volontaires. Ils exigent donc des excuses franches.

Cependant, il faut reconnaître quand même qu'on peut parfois sous-estimer la portée d'une décision, un incident, un comportement ou un mot de trop. A la personne offensée d'en être consciente, de laisser à la diplomatie le temps de réagir, pour ne pas envenimer la situation. Or, qui suit la joute oratoire entre Gebrane Bassil et Nabih Berri a comme une vague impression tout de même, il faut le dire, que du côté de Berri, on est déterminés à ne pas laisser l'eau coulée sous les ponts !

La réaction de Nabih Berri et ses lieutenants est disproportionnée par rapport aux faits reprochés à Gebrane Bassil. Bien sûr, il y a le contexte électoral, chauffer les électeurs de part et d'autre. On parle même d'une intention cachée de faire sauter les élections législatives de mai. La meilleure, on se demande qui ne le souhaite pas de toutes les parties en lice! Mais on dirait que du côté Berri, on n'attendaient que ça. Comme on dit en libanais, metel el néwé 3al machkal, ils étaient comme déterminés à créer un problème. Personne n'est dupe, ce n'est pas Gebrane Bassil seulement qui est visé, c'est principalement le président de la République qui est en ligne de mire de Nabih Berri.

Qu'on l'aime ou pas, que l'on soit d'accord avec ses choix politiques ou pas, Dieu sait combien je les ai critiqués !, il faut tout de même reconnaître, que Michel Aoun est un homme de caractère. Or, depuis l'an de grâce 1992 (plus de 26 ans déjà!), on dirait que l'inamovible Nabih Berri -qui se prépare pour battre son propre record, 30 ans de règne au perchoir- s'est accommodé d'avoir à Baabda, des hommes commodes, enfin, qui ne font pas de vagues. Apparemment Michel Aoun n'est pas de cette espèce. Et ça ne plait pas à tout le monde.

Les prises de position du général dérangent. L'affaire de la « promotion 1994 » (avancement des officiers de l'armée libanaise dont le décret à été signé par Aoun et Hariri, le Président de la République et le Premier ministre, mais qui est farouchement contesté par Berri, le chef du Parlement), la demande d'amendement de la nouvelle loi électorale (dont la prorogation du délai d'inscription des Libanais qui souhaitent voter à l'étranger, réclamée par Bassil et refusée catégoriquement par Berri) et le contrôle de certains ministères par le Courant patriotique libre (notamment les Affaires étrangères et l'Electricité), ne font que le confirmer. Après avoir demandé aux uns et aux autres de « se pardonner » dans l'intérêt de la patrie, Michel Aoun a rappelé que « l'endroit naturel pour résoudre les différends politiques ce sont les institutions constitutionnelles et non la rue ». Ça ne manquera pas d'agacer Nabih Berri au plus haut degré. Désolé, mais s'il y a quelqu'un qui ne semble pas vouloir d'élections législatives en mai, plus que les autres, c'est bien Nabih Berri. D'ailleurs, c'est peut-être le souhait le plus profond du Hezbollah, allez savoir!, qui explique son attitude partisane pro-Berri dans cette énième crise politique qui secoue le Liban.

Une dernière chose et non des moindres. De part et d'autre, il est clair qu'on prépare déjà l'après-Aoun, la présidentielle de 2022. Gebrane Bassil sera bien entendu candidat. Il y pense lui aussi en se rasant le matin. La place qu'il se taille au sein de la communauté chrétienne depuis l'accession au pouvoir de son beau-père et ex-président du CPL, et la perspective même de décrocher la haute magistrature, indépendamment de ses chances d'être élues, sont suffisantes pour mettre Berri et ses lieutenants dans une folle rage. C'est ce qui explique leur réaction disproportionnée aux faits incriminés. L'insulte leur offre une belle occasion de ternir son image de présidentiable et amoindrir ses chances, au risque de renforcer son image de leader chrétien qui tient tête à un des dinosaure de la politique libanaise, ce qui le rendra incontournable. Enfin bref, rien n'est joué et ça ne va pas se calmer de si tôt.


La Palme d'or des joutes oratoires de tous les temps au Liban, revient incontestablement à Joumblatt et Salam pères, comme le montre la Une du quotidien Al-Nahar du 17 mars 1972.
- Kamal Joumblatt (père de Walid J.): « Salam est un enfant de la rue, un nain, un malade, un agent double, un traitre. Il a vendu Al-Houla (nord de la Palestine) aux Juifs et a avalé l'argent de la révolution de 1958 (Liban). Il a exploité al-Maqassed (organisation caritative islamique sunnite basée à Beyrouth) et a touché trois fois le prix d'Al-Ghadir. »
- Saeb Salam (père de Tammam S.), à propos de Kamal Joumblatt : « Le saboteur, le féodal, le faux socialiste, l'imposteur, l'instable et le bouffon. »