jeudi 12 septembre 2019

La « stratégie de défense » du Liban : il faut la chercher entre les calendes grecques de Michel Aoun, la politique de l’autruche de Saad Hariri et la gouttière invisible de Paula Yacoubian (Art.641)


Tout est parti de cette éternelle question que j’entends depuis ma plus tendre enfance et ma première communion avec la guerre civile un 13 avril 1975 : « Et alors, on en est où ? » C’est pire que la question typiquement libanaise ‘chou fi ma fi’ (littéralement « qu’est-ce qu’il y a et il n’y a pas »). Ne nous fatiguons plus les amis, nous avons passé une grande partie de notre vie à tenter de réussir nos pirouettes. Disons que nous sommes toujours au point de départ, nous avançons sur la pointe des pieds et nous tournons en rond aux sujets du monopole de la détention des armes au Liban, de la dissolution des milices libanaises et étrangères, du respect de la Constitution libanaise et de l’édification d’un État libanais digne de ce nom. Tour d’horizon pour vous en convaincre.


• Aboul Kamal, frontière syro-irakienne. L’info est officielle puisqu’elle est confirmée par les protagonistes. Israël a effectué des raids aériens dans la nuit de dimanche à lundi, en toute liberté bien entendu, sur des bases, des dépôts d’armes et des véhicules militaires, dans la bourgade d’Aboul Kamal à la frontière syro-irakienne.

Selon le régime syrien, il s’agit d’installations destinées à héberger des soldats syriens déracinés par la guerre et loin de leurs familles. Selon le réseau de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, il s’agirait de frappes aériennes qui auraient fait 18 morts et des dizaines de blessés sur des cibles hezbollahi-iraniennes, qui selon Bakhos Baalbaki sont établies pour donner une réalité géographique au « croissant chiite » et à assurer la continuité territoriale géopolitique de « l’axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth ».

Et voilà qu'un groupe de Libanais éclairés se demande pourquoi le parti-milicien chiite libanais n’a pas jugé utile de commenter l’info, encore plus, de menacer Israël de lui infliger une nouvelle humiliation ? Est-ce à cause de l’effet boomerang, commenter cette agression signifie que l’opération soi-disant dissuasive du Hezb le fameux dimanche 1er septembre, n’a pas eu l’effet escompté, mais alors pas du tout ? Mystère et boule de gomme.

• Tyr, Sud-Liban. A la suite de la destitution cet été du député Nawaf el-Moussaoui par son parti à cause de son implication dans une affaire familiale, une course-poursuite et une fusillade visant son gendre (si, si !), un homme salué pour sa compétence politique quelques mois plus tôt par ses collègues dame Sethrida Geagea et dame Paula Yacoubian (ah si, si, aussi !), il y avait naturellement un siège vacant remis en jeu dans la région de Tyr. L’élection législative partielle est prévue pour le 15 septembre.

Dans tout pays normal, ce RV démocratique constitue un test pour les partis en lice. Eh bien, pas au Liban. Dans notre contrée, le Hezbollah ne craint rien. Le parti-milicien a beau être pas sa constitution anti-constitutionnel et mettre le Liban et les Libanais en danger sous prétexte de les défendre contre Israël et les Israéliens, le jugement des urnes est rendu d’avance. A défaut de concurrents, le candidat du Hezb est assuré d’être élu d’office ce dimanche. Il n'y aura pas d'élection, mais une désignation.

La question évidente que quelques Libanais éclairés se posent là aussi est donc de savoir pourquoi il n’y a pas de concurrents ? Est-ce parce qu’on a décrété que le siège chiite de Tyr appartient au Hezb ou ça serait plutôt la peur d’avoir à affronter le Hezb, l’absence de vocation politique dans la communauté chiite, voire l’absence d’opposition sérieuse au Hezb dans la communauté chiite ? Chuttt, le sujet est tabou.

• Achrafieh, Beyrouth. Enno el mara 7elwé la chakka fih, 3a rasna wou 3ein’na wou 3youn’na. Quel bonheur de la regarder ! Je n’ai pas dit de l’entendre, nuance. C’est qu’on attend plus d’une députée de la nation. Elle est active et dynamique, chapeau bas, rien à dire. Elle a tenté de se rendre ministrable, bon, et alors ? Sa volte-face sur l’enlèvement rocambolesque du Premier ministre libanais, Saad Hariri, par MBS (en gros, acte I « mais nooooon, il n’a pas été enlevé, voyons ! » ; acte 2 « mais siiiii, il l’a été, voyons !), lui a fait perdre sa côte de crédibilité chez de nombreux Libanais, notamment ceux à qui elle doit sa notoriété médiatique, le Courant du Futur. Mais bon, occupons-nous de nos oignons.

Le problème avec Paula Yacoubian est ailleurs. Il est de trois ordres.
. Il est d’abord dans cette façon pompeuse de s’exprimer, on dirait Sethrida dans « Silence, on tourne », « Miroir, mon beau miroir » et « Narcisse, mon amour ». Elle manque de naturel et d’authenticité, avis.
. Il est ensuite dans cette méfiance que j'ai, et je ne suis pas le seul, de la société civile, du même ordre que celle de la société politique. Question opportunisme et amateurisme, les deux groupes se valent, avis double.
. Il est enfin dans les positions de l’ex-journaliste sur le Hezbollah justement.

Que Paula Yacoubian se place sur le créneau bobo-porteur des déchets et de l’environnement, pourquoi pas. Après tout, si les moulins à vent produisent de l’électricité, nous sommes preneurs, n’est-ce pas ? Mais on attend plus d’une députée de la nation. Après la sortie dominicale du Hezb, la députée d’Achrafieh n’a pas cru bon de commenter l’actualité chaude qui a mis le Liban au bord de la guerre, encore moins d’évoquer l’anomalie chronique que constitue la situation du Hezb au Liban. Rien de rien, comme si de rien n’était.

Mais par contre, surprise, Paula Yacoubian a trouvé le temps, l’inspiration et l’utilité de se faire prendre en photo, de qualité, puis de (re)partager cette pub déguisée, nombriliste et intéressée, pour un « centre dentaire » ! Avec le numéro de téléphone svp. Mamma mia, quel déclin, on aurait tout vu au Liban.


Nous ne demandons pas à la représentante du peuple Paula Yacoubian d’être offensive sur la « stratégie de défense ». Mais nous aurions préféré quand même la voir en première ligne pour la promotion du dépistage du cancer du sein, de la coupe menstruelle en silicone comme alternative écolo aux serviettes et tampons, voire des cure-dents de bamboo plutôt que ceux de bouleau, mais pas faire de la pub pour un centre de beauté dentaire et une gouttière invisible qui coute la peau des fesses, pardi ! Eh oui, on s’attend à mieux que ça d’une députée de la nation qui se considère de surcroit comme « rebelle ».

• Grand Sérail - Baabda. Les dirigeants israéliens le répètent en boucle depuis des années et en accéléré depuis que la marmite de la guerre au Moyen-Orient est sur le feu : puisque le Hezbollah fait partie du gouvernement libanais et que certains dirigeants du Liban dont le chef de l’Etat, Michel Aoun, le chef du Parlement, Nabih Berri, et le ministre des Affaires étrangères, Gebrane Bassil, le couvrent, Israël ne fera pas de distinction entre les cibles du Hezb et celles de l’État libanais.

A la dernière guerre ouverte entre la milice chiite et l’État hébreux durant l’été 2006, ce ne fut pas le cas : la distinction s’est imposée grâce à la diplomatie offensive du Premier ministre libanais de l’époque, Fouad Siniora, la bête noire du Hezb. Et combien même, cela ne nous a pas évité 33 jours d’hystérie militaire israélienne, 1 500 morts, 4 500 blessés, 750 000 déplacés, un triple blocus terrestre-aérien-maritime et une bonne dizaine de milliards de dollars de dégâts et de pertes économiques, représentant l’équivalent de 50% de notre PIB de l’époque (le coût n’était que de 4 % du PIB côté israélien, soit dit au passage !).

C’est pour dire combien nous comptions jusqu’à présent sur la sagesse et la détermination de quelques irréductibles leaders hezbollahi-incompatibles dont Saad Hariri, Samy Gemayel et Samir Geagea, pour nous éviter l’inéluctable retour à « l’âge de pierre » en cas de conflit entre le Hezbollah et Israël, et surtout, nous trouver une issue favorable au casse-tête de l’anomalie que constitue la situation du Hezb au Liban.

Tous nos espoirs ont été anéantis en visionnant l’interview accordée par Saad Hariri à la chaine américaine CNBC le 3 septembre. « Le Hezbollah n’est pas un problème libanais, uniquement, c’est un problème régional... Ce n’est ni mon problème ni ma faute, si le Hezbollah est devenu si puissant. » D’emblée, on a la confirmation que nous sommes mal barrés pour au moins le reste de notre vie. C’est exactement ce que disent les hezbollahi-compatibles pour fuir leurs responsabilités : ce n’est pas le problème du Liban, c’est le problème du Moyen-Orient. Mais à supposer que ça soit vrai, qui va s’en occuper plus que nous : Assad, Netanyahou, Khamenei, Erdogan, Trump, Macron ou Poutine ?

Très sûr de lui le Premier ministre affirme à qui veut l'entendre : « Non le Hezbollah ne dirige pas le gouvernement. Je dirige le gouvernement. Président Aoun dirige le gouvernement, Nabih Berri aussi, en tant que président du Parlement (...) Ils ne dirigent pas le pays. Mais ce qu’ils contrôlent, c’est peut-être une guerre éventuelle qui pourrait se produire pour des raisons régionales et sur laquelle nous n’avons pas notre mot à dire au Liban. » Mon Dieu, mais c’est déjà beaucoup, c’est énorme, c’est catastrophique et il est là le problème des problèmes, sauf que Saad Hariri ne semble pas en être convaincu, son choix est fait, sa stratégie est toute tracée : « Ma logique en tant que Premier ministre est la suivante : est-ce que je me mets à combattre le Hezbollah jours et nuits ou je lance toutes les réformes dont le pays a besoin... pour parvenir à la formation d’un gouvernement central fort ? »

En théorie, il a entièrement raison. En pratique, il fait fausse route. Son père, Rafic Hariri, l’ex-Premier ministre du Liban pendant 10 ans (1992-2004), a suivi exactement la même logique. Il est où maintenant ? Il git six pieds sous terre, paix à son âme. Ah oui mais à l’époque, la Syrie occupait le Liban. Tout à fait sauf que ce sont des membres du Hezb qui sont accusés de sa mort par le Tribunal spécial pour le Liban et non la Syrie, au moins pour l'instant !

Ah mais attention ce n’est pas fini, « en même temps, le président (Aoun) a lancé un dialogue sur la stratégie de défense du Liban. Nous nous mettrons à table pour en discuter calmement. Ça prendra du temps... mais ça mènera à quelque chose à la fin. » C’est c’là oui, comme on dit, cause toujours tu m’intéresses. Disons que c’est une adaptation de la politique de l’autruche à la sauce libanaise. La preuve par trois.

- « Tant qu’il y a une terre occupée par Israël et que l’armée libanaise n’est pas assez forte sur le plan défensif, pour faire face à Israël et le combattre, bien sûr que nous considérerons le Hezbollah comme une nécessité. Le Hezbollah et l’armée libanaise sont complémentaires et ne s’opposent pas (...) Les armes du Hezbollah ne sont évidemment pas en contradiction avec l’édification d’un État (...) Elles constituent un élément essentiel pour défendre le Liban. » C’est une des premières déclarations du général Aoun sur le sujet après son élection (février 2017).

- « Une partie de l’opinion publique étrangère prétend que le Hezbollah est le principal problème de notre pays. Au contraire, le mouvement chiite représente la Résistance contre la menace israélienne, comme on l’a vu en 2000 et 2006. » Je sais je radote, mais bon, ça nous a coûté 1 500 morts, 11 milliards $ et 50 % de notre PIB. C’est la déclaration de Michel Aoun, il y a moins d’un an (octobre 2018).

- « Tous les paramètres de la stratégie de défense que nous devons définir ont changé maintenant. Sur quoi nous allons nous baser ? Même les zones d’influence ont changé. Je suis le premier à avoir établi un projet pour la stratégie de défense. Mais est-il encore valide aujourd’hui ? » C’est la dernière déclaration en date du président de la République, haut commandant des forces armées du Liban sur le sujet, il y a moins de trois semaines (fin du mois d’août 2019). Sodr bekléwa lal cheikh saad wou lal hakim, pour avoir élu Michel Aoun, sans exiger des garanties sérieuses en retour !

Oh mais il faut lire entre les lignes et aller sonder les membres du Courant patriotique libre pour comprendre ce charabia présidentiel. C’est que maintenant il y a d’autres priorités svp, comme la situation économique catastrophique, un éventuel amendement de l’accord de Taëf, l’exploitation du gaz et du pétrole, le tracé des frontières israélo-libanaise et syro-libanaise, etcétéra et cetera, etc. Il y a aussi d’autres menaces comme celles de Daech, des groupes islamistes sunnites, de l'interminable guerre en Syrie, du jeu des drones transfrontaliers, de la menace israélienne permanente, des appétits de l'Etat hébreux, etcétéra et cetera, etc. Et surtout, la meilleure, il n’y a pas de « consensus » autour de la question ! Sacré Michel Aoun, le « père de tous » commencera le dialogue quand tous les enfants de la patrie seront d’accord sur la question ! Bienvenue dans le surréalisme de l’Orient compliqué.

A part ça, tout va très bien Madame la marquise ! Michel Aoun s’est engagé à maintes reprises à doter le Liban d’une « stratégie de défense », depuis la signature d’un « document d’entente » avec Hassan Nasrallah en 2006, avant l’élection présidentielle de 2016, après les élections législatives de 2018, à la suite du vote du budget en 2019 et suite aux escarmouches récentes entre le Hezb et Tsahal. Et à chaque fois, celle-ci fut renvoyée aux calendes grecques sous un prétexte bidon sorti comme un lapin du chapeau du prestidigitateur !

Pendant ce temps, Hassan Nasrallah a fait comprendre à tout le monde à deux reprises en ce mois de septembre 2019, qu’il n’a de compte à rendre à personne au Liban, à part à wali el-fakih Ali Khamenei, le Guide suprême de la République islamique d’Iran.

« C’est terminé. Il n’y a plus de lignes rouges... Si vous (Israéliens) nous attaquez, vos frontières, vos soldats et vos implantations, y compris celles qui se trouvent à la frontière et au plus profond d’Israël, seront menacés et pris pour cibles... S’il y a une agression contre le Liban, il n’y aura pas de frontières internationales (...) Toute guerre déclenchée contre l’Iran signifiera une guerre contre l’axe de la Résistance globalement et beaucoup de pays seront détruits. Faisant partie de l’axe de la Résistance, j’annonce une fois de plus ma position, explicitement et clairement : nous ne sommes pas impartiaux. » Par rapport aux autres leaders libanais, le chef du Hezbollah a au moins le mérite d'être franc.

• Ainsi, nous sommes nombreux au Liban à nous interroger, à quoi pourrait bien servir un gouvernement central fort, toutes les réformes possibles et imaginables, la baisse du déficit budgétaire, l’augmentation des taxes, une économie en pleine croissance, des centrales électriques flambant neuves, l’électricité 24h/24, des millions de touristes qui se ruent vers le pays du lait et du miel, et tant de labeur, d'effort et de succès si le Hezbollah peut déclencher une guerre dévastatrice en un claquement de doigts à tout moment, pour soi-disant défendre le Liban, mais aussi l’Iran ? A rien, absolument rien. Enfin si, à quelque chose, à creuser notre dette publique abyssale, à rapprocher le pays du Cèdre un peu plus de la banqueroute et à plonger les Libanais encore une fois dans la désolation et la dévastation.

Dans ces conditions où la « stratégie de défense » du Liban se trouve entre les calendes grecques de Michel Aoun, la politique de l’autruche de Saad Hariri et la gouttière invisible de Paula Yacoubian, il est clair que nous devons reporter les préparatifs pour les célébrations de la proclamation de l’État du Grand Liban le 1er septembre 1920, jusqu'à nouvel ordre. Sinon, ça sera une mascarade. Si ce n’est par décence, faisons-le par souci d’économie. Il faut se rendre à l’évidence, les actuels dirigeants et représentants du peuple libanais ne sont pas à la hauteur de cette prestigieuse page de l'histoire du Liban.